Les récents remous provoqués par une proposition sénatoriale de résolution relative à la lutte contre l'islamophobie ont fait resurgir les vielles antiennes sémantiques autour du terme «islamophobie» et ce débat n'est pas terminé du fait qu'un second texte se prépare en réaction à ladite proposition «islamophobie». A cet égard, certains font preuve de beaucoup de formalisme détournant souvent le débat des enjeux réels: la lutte effective contre les actes et propos racistes et discriminatoires, notamment visant les musulmans. Ces verbiages nous font penser à d'autres qui visent entre autres les termes «racisme» ou encore «homophobie». Sous prétexte que les prétendues races n'existent pas le mot «racisme» perdrait de son sens. Ou encore l'homophobie serait plutôt la peur de l'homosexualité et non la discrimination envers les homosexuel-le-s. En ce qui concerne le racisme grandissant ciblant spécifiquement les musulmans ou supposés tels, le terme le plus couramment utilisé est celui d'islamophobie. Malgré ses défauts, il s'est ainsi progressivement imposé au sein des différentes instances[1]. Dans son acception généralement admise, l'islamophobie concerne les actes ou propos discriminatoires visant des individus ou des groupes sur base de leur islamité réelle ou supposée. La lutte contre l'islamophobie ne devrait donc pas être prise comme prétexte pour s'opposer à la liberté de critiquer ou de se moquer de l'islam en tant que religion. L'alibi de la critique religieuse Cette lutte doit toutefois prendre en compte l'instrumentalisation de la critique idéologique de l'islam en vue d'inciter à la haine ou à la discrimination des musulmans. Il s'agit là d'une dérive qui consiste à considérer par nature l'islam comme violent, menaçant, partisan du terrorisme, impliqué de manière active et combative dans un «choc des civilisations» ou comme une idéologie politique, utilisée à des fins politiques et militaires visant à instaurer son hégémonie. La personnification de l'islam en particulier est une des voies détournées par lesquelles ceux qui entendent répandre leur haine des musulmans tentent de masquer leurs intentions sous le voile de la critique idéologique de l'islam. L'islam veut envahir l'Europe, l'islam est intolérant, L'islam veut ceci, L'islam veut cela, etc. Or, l'islam n'est pas une personne mais une idéologie religieuse. La critique personnifiée de l'islam s'attaque donc implicitement à la figure du «Musulman» qui devient l'incarnation matérielle d'une menace au départ purement idéologique. Ce procédé légitime la haine et la discrimination envers des individus au nom de la résistance à un danger fantasmé dont ils seraient tous les porte-drapeaux bien malgré eux. Pourtant, que partagent réellement les musulmans entre eux de spécifiquement islamique ? Pas grand-chose en réalité tant leur vécu quotidien est rythmé par des réalités sociales, économiques, familiales, etc. qui réduisent le facteur religieux à la portion congrue. Comme il en est d'ailleurs pour tous les autres individus. Au fond, la chose qu'ils partagent le mieux est peut-être l'expérience de l'exclusion sociale. Mais cette expérience ne leur est pas spécifique, elle appartient en général à ceux qui font partie des groupes et classes dominés. La vigilance doit donc être de mise tant la frontière entre la critique légitime de l'islam et l'incitation à la discrimination peut être poreuse. Certains n'hésitent d'ailleurs pas à en jouer à coups de précautions oratoires dignes de la plus absurde des mauvaises fois. Les mêmes écueils sont d'ailleurs rencontrés dans d'autres débats comme en ce qui concerne l'antisémitisme et l'antisionisme. Nonobstant la situation au Moyen-Orient, il est évident que certains discours visent à légitimer la haine des Juifs sous couvert de critique de l'idéologie sioniste. Le débat sémantique ne doit pas cacher la réalité Nous considérons donc l'émancipation des citoyens musulmans comme la finalité de la lutte contre l'islamophobie, qui doit donc être comprise comme synonyme de racisme antimusulman. Ce qui importe en fin de compte, c'est la situation qu'occupent les musulmans, au sens large du terme, dans les rapports sociaux qui les lient à leurs concitoyens ou avec les diverses autorités. Le débat sémantique ne doit donc pas occulter ce triste constat : la lutte contre le racisme et les discriminations envers les musulmans restent trop peu efficaces. C'est sur le plan des moyens concrets à mettre en œuvre pour y arriver que les avancées doivent avoir lieu. Il est dommage que, de ce point de vue, les puristes de la linguistique aient perdu leur verve. Soulignons une fois de plus à ce propos la courageuse proposition de résolution relative à la lutte contre l'islamophobie déposée par des sénateurs et sénatrices issu-e-s de la gauche et de la droite : preuve en est que des humanistes laïques existent encore dans tous les partis démocratiques… Quelles que soient les défauts du texte, et au-delà des vœux pieux, ces personnalités politiques exhortent le gouvernement à prendre des mesures concrètes en matière de lutte contre le racisme antimusulman. Car si le Premier ministre a clairement indiqué que «La Belgique condamne l'islamophobie», il reste encore à matérialiser cette profession de foi. Par ailleurs, une autre proposition de résolution émanant du Mouvement réformateur est en cours d'élaboration. Malgré d'éventuelles divergences sur la forme, nous espérons que cette initiative s'orientera selon les mêmes perspectives sur le fond. Quant à ceux chez qui l'usage du terme islamophobie engendre une phobie incontrôlée, libres à eux d'en proposer d'autres et de faire cesser l'absurdité de cet éternel débat sémantique. À moins que la vacuité de leurs propos ne tente de dissimuler le déni d'une forme spécifique de racisme à l'encontre des musulmans. Spécificité qui s'explique notamment par la dangereuse banalisation des propos antimusulmans dans le débat public et qu'ils contribuent, volontairement ou non, à renforcer par leurs discours formalistes. Au final, la politique c'est un peu comme la météo, on peut se tromper mais le principal est que le lendemain soit moins sombre… Azzedine Hajji & Fouad Benyekhlef [1] En Belgique, le Centre pour l'égalité des chances emploie ce terme au moins depuis son rapport annuel de 2002. Au niveau européen, le Conseil de l'Europe (ECRI), la Commission européenne (FRA) ainsi que le réseau européen contre le racisme (ENAR) l'emploient aussi régulièrement depuis plusieurs années pour qualifier le racisme antimusulman.