Quelque 15 millions de musulmans vivent en Europe occidentale. A lui seul, ce chiffre fait de cette communauté la plus importante minorité religieuse de cette région. Certains y sont installés depuis des générations et y ont été naturalisés. Pourtant, le sentiment d'islamophobie n'a jamais été aussi fort qu'aujourd'hui. Selon un sondage publié par Ifop début 2011, réalisé notamment en Allemagne et en France, soit les deux pays les plus peuplés d'Europe occidentale, 42 % des Français estiment que la présence de la communauté musulmane représente une menace pour l'identité de leur pays, contre 40 % en Allemagne ; tandis qu'ils ne sont que 22 % en France ; à croire que les musulmans représentent un facteur d'enrichissement culturel, contre 24 % en Allemagne. Une étude datant de 2008 et comprenant cinq pays européens, montre à son tour qu'en moyenne, 45 % des Européens ont une mauvaise image des musulmans : 52 % chez les Espagnols, 50% chez les Allemands, tandis que la palme du pays le moins islamophobe revient au Royaume-Uni, puisque 23% des britanniques « seulement » ont des sentiments anti-musulmans. Et au lendemain des fameuses caricatures danoises du Prophète, un sondage espagnol a montré que « 79 % des Espagnols croient que les musulmans sont intolérants, tandis que 68 % disent qu'ils sont violents ». Une islamophobie politique Dans ce contexte, la multiplication de ces sondages devient du pain béni pour les politiciens. Constatant que les islamophobes constituent un électorat de plus en plus grandissant, les politiciens, et plus seulement ceux d'extrême droite, n'hésitent plus à surfer sur la vague. Les partis dits de droite modérée n'hésitent plus à jouer sur les amalgames, que ce soit le Parti Popular en Espagne, l'UDC en Suisse, ou encore l'UMP en France. Dernière polémique en date, la malencontreuse phrase de Claude Guéant, ministre de l'Intérieur français (UMP), selon laquelle toutes les civilisations ne se vaudraient pas. Une manière de stigmatiser un peu plus les musulmans à quelques semaines des présidentielles. Face à cette stigmatisation, une partie des musulmans d'Europe préfèrent le repli identitaire. Des médias qui accentuent l'amalgame Entre positions anti-immigration et relents islamophobes, il n'y a malheureusement qu'un pas. Le cabinet d'étude Pew Research Center a publié une étude montrant les liens entre immigration et islamophobie. Principal constat : une « majorité écrasante » d'Européens pensent que l'immigration en provenance de pays islamiques constitue une menace pour leur mode de vie traditionnel. Les ressentiments islamophobes trouvent leur origine dans le racisme anti-arabe des années 90, qui, lui-même, découle de la peur des immigrés. Pour étayer ce constat, un rapport de l'EUMC (Observatoire européen des phénomènes racistes) conclut que « la discrimination à l'encontre des musulmans peut être attribuée à des attitudes islamophobes aussi bien qu'à des comportements racistes et xénophobes, ces éléments étant souvent étroitement liés ». Le même observatoire pointe aussi du doigt le manque de sérieux des médias occidentaux dans leurs différents traitements des sujets concernant l'islam. Il préconise ainsi que « les médias doivent examiner les informations qu'ils véhiculent pour s'assurer de leur exactitude et de leur intégralité dans la couverture de ces questions ». Pour le journaliste et essayiste français Thomas Deltombe, auteur de L'islam imaginaire : la construction médiatique de l'islamophobie en France (1975-2005), les médias auraient une grande responsabilité, quoique parfois indirecte, dans la propagation des sentiments islamophobes en Europe. Plus grave, les médias occidentaux seraient, d'après lui, atteints d'« une islamophobie refoulée ». Les médias occidentaux, et français en particulier, abuseraient des amalgames sémantiques, entre islam, islamisme, terrorisme et intégrisme. Suite aux attentats du 11 septembre, les confusions sémantiques ont contribué à « brouiller » la compréhension de l'islam auprès des Européens, et ce bien que de nouveaux termes aient été créés pour différencier l'islam du terrorisme qui sévissait durant cette période : « islamisme modéré », « islamisme radical », « islamisme politique » mais aussi « communautarisme», «fondamentalisme », « salafisme », ou encore « djihadisme ». « Choc des civilisations », vraiment ? L'auteur conclut en disant que ce brouillage des termes « empêche malheureusement ceux des téléspectateurs qui peuvent éprouver une appréhension légitime à l'égard de la religion musulmane de percevoir les vrais enjeux, de circonscrire les dangers, de dégonfler les fantasmes et d'écouter éventuellement les revendications, elles aussi, légitimes des musulmans ». Le constat alarmant d'une islamophobie grandissante en Europe est le fruit d'une multitude de facteurs. En attendant, les politiciens puisent largement leurs positions dans l'œuvre de Samuel Huntington « Choc des civilisations ». Grâce (ou à cause) de cette théorie, un très grand nombre d'hommes politiques et d'intellectuels, de gauche comme de droite, ne trouvent plus de gêne à poser la problématique sous un segment binaire : une opposition entre un « islam » généralement perçu comme rigoriste, intolérant et réticent face à toute forme de progrès et un « occident » civilisé, héritier des « lumières », du sécularisme, des droits de l'homme et de la démocratie. Toutefois, l'image selon laquelle les pays musulmans seraient un bloc monolithique imperméable à la démocratie, véhiculée depuis longtemps par les tenants de la thèse du « choc des civilisations», pourrait sérieusement être ébranlée. Le printemps arabe étant passé par là, reste seulement à espérer que les nouvelles démocraties nées sur la rive sud de la méditerranée puissent contribuer à une meilleure compréhension. N'oublions pas que jadis, musulmans, chrétiens et juifs, scientifiques, poètes, et philosophent se côtoyaient en terre européenne : l'Andalousie, pas encore si lointaine que ça. ENTRETIEN avec… Pascal Blanchard, Chercheur au CNRS à Marseille, est historien spécialiste de l'immigration et du fait colonial. Auteur du récent ouvrage La France Noire, il travaille actuellement sur un ouvrage traitant des 10 siècles de présence arabo-orientale en France. «L'islam conquérant fait peur» Quand Claude Guéant déclare « toutes les civilisations ne se valent pas », comment faut-il comprendre selon vous le terme « civilisation » ? Quel message faut-il entendre ? Il y a trois dimensions dans le terme « civilisation ». La lecture du monde des relations internationales s'est toujours fondée sur des notions d'ères culturelles qui regroupent des processus communs, culturels et politiques, des sociétés. Irriguée selon les époques de notions raciales, religieuses ou linguistiques, la civilisation est une notion fluctuante mais qui fonctionne depuis un siècle. Quand Guéant parle de civilisation, il se situe dans un contexte d'une vingtaine années, qui est devenu une grille de lecture pour les élites, qui se pensent comme une civilisation, aussi bien à Paris qu'à New York ou Rabat. Le terme est associé à la théorie du choc des civilisations de l'universitaire américain Samuel Hungtinton, qui a pris sa concrétisation la plus violente avec le 11 septembre. Dans un deuxième niveau, il se place dans le débat français, où un certain nombre de mots ne sont plus acceptables. Le mot « civilisation » remplace la dimension européenne, occidentale ou de « blancs ». Le troisième niveau est la hiérarchie impliquée par ses propos. Dans la première partie de son discours, il oppose la droite qui pense la hiérarchie à la gauche qui pense le relativisme culturel. Il évoque ensuite la tyrannie, les femmes et la haine, qui sont les arguments les plus puérils qu'on puisse trouver. Ce sont des éléments de comparaison d'une société «avancée» de l'Occident par rapport à une société en «déclin», l'islam. Or chaque civilisation a ses moments de tyrannie et de déclin. Pour les femmes, le droit de vote leur a été donné en Turquie avant d'être accordé en France en 45. De par le monde, les gens qui pensent le monde pensent à travers le monde des civilisations, mais l'aberration c'est ce qu'ils mettent dedans le caractère hiérarchique. Ce mardi, à l'Assemblée nationale, le député Serge Letchimy a rapproché les propos de Guéant du régime nazi. Y a-t-il lieu de comparer l'islamophobie actuelle à l'antisémitisme ? Il n'a pas comparé cela exactement. Ses propos n'ont pas été habiles, il a donné le bâton pour se faire battre. Ce qu'il voulait dire, sur le registre de la tyrannie, c'est qu'on ne peut pas considérer que l'Occident ait été meilleur, avec le colonialisme et l'esclavagisme. Cet Occident qui a produit l'Inquisition, l'esclavagisme, comme d'autres civilisations d'ailleurs, qui a produit le stalinisme, le nazisme et le fascisme n'a pas beaucoup de leçons à donner aux autres. 80% des élites pensent le monde en civilisation, sans pour autant être nazi. Depuis son arrivée au poste de ministre de l'Intérieur, Claude Guéant multiplie les déclarations polémiques sur l'immigration et l'identité nationale. Pourquoi le débat public en France se cristallise-t-il autant sur ces questions ? Ce n'est pas nouveau, cela existe depuis 30 ans. Sauf Joxe et un peu Vaillant, tous les ministres de l'intérieur ont mis leurs pierres à ce débat, crescendo. De Gaulle a lui-même dit « La France est un pays de race blanche et catholique ». Pourquoi n'y a-t-il pas de musée de la colonisation en France ? Ni la gauche ni la droite ne l'ont fait. Il y a une incapacité à raconter. De plus, c'est un processus extrêmement compliqué que de voir l'émergence d'une nouvelle religion sur un sol qui n'était pas à l'origine terre d'islam. C'est comme si vous aviez 5 millions de bouddhistes qui débarquaient au Maroc aujourd'hui, quelle serait la réaction ? Le discours des ministres de l'Intérieur est de plus en plus stigmatisant, mais la phrase de Guéant n'est qu'un pâle reflet d'un repli de la société qui n'a pas digéré son passé colonial. Ces 30 ans de discours sont un processus qui dépasse la question de l'islam. C'est une société post-coloniale qui ne s'est pas donnée les moyens d'assumer. 50 ans après, cela nous explose à la figure. Comment expliquez-vous d'un point de vue historique l'islamophobie ambiante ? C'est une longue histoire : depuis l'histoire des croisades, avec le rapport de forces entre l'Occident et le bassin méditerranéen, aux Maures encore présents à St Tropez au VIIIème siècle, à la présence des forces françaises pendant la période coloniale en Algérie et au Maroc. Ce rapport de forces crée des tensions. Ces deux civilisations qui se font face se touchent et s'entrechoquent, avec des moments d'échauffements dans leur relation. L'islam est associé à un esprit de conquête et cette image conquérante de l'islam, perçue par l'Occident, fait peur. Cela s'est renforcé depuis une vingtaine d'années, à partir des années 70-80, avec la montée des intégrismes. Si on avait des bouddhistes qui plaçaient des bombes, vous auriez peur des bouddhistes. Ce n'est pas l'islam en soi qui pose problème. Est-ce que l'islamophobie actuelle n'est pas plus généralement une arabophobie ? Les deux se superposent. L'arabophobie est plus ancienne que l'islamophobie. Il y a toujours eu cette notion de peur dans l'iconographie. Abdelkrim al Khattabi était surnommé « Abdelkriminel » dans la presse française, Abdelkader représentait l'image du rebelle qu'on ne maîtrise pas. L'islamophobie se répand aujourd'hui aux populations d'Afrique noire et aux populations d'Asie (Pakistan…). L'islamophobie dépasse aujourd'hui le cercle de l'arabophobie. Le sentiment de peur par rapport à l'étranger dépasse le cas de l'arabe. Dans les imaginaires collectifs, sorte de millefeuilles où les choses s'empilent, le racisme se superpose à une peur religieuse.