Le royaume a perdu, avant-hier soir, le pionnier de la BD marocaine : Abdelaziz Mouride. En disparaissant, c'est aussi un témoignage, en tant que prisonnier politique ayant vécu les années de plomb, qui s'en va. Mouride avait passé un quart de sa vie enfermé dans les geôles marocaines. Un emprisonnement qu'il a tenu à raconter dans l'une de ses BD. Abdelaziz Mouride, le père de la BD marocaine C'est avant-hier soir, à Casablanca, qu'Abdelaziz Mouride est décédé à l'âge de 63 ans après une grave maladie qui le rongeait depuis des mois. Un pionnier et un témoin «Il n'y a pas de doute, Abdelaziz Mouride était vraiment le père de la BD marocaine !», lance Saïd Bouftass artiste peintre et créateur des Editions Alberti, première maison d'édition marocaine qui n'édite que des albums de bd. «D'un point de vue graphique et au niveau des scénarios de ces histoires, il dépassait de loin les autres BD parues avant», ajoute-t-il. Il confie qu'il avait un projet d'édition avec Mouride autour de la réadaptation du célèbre livre de Mohamed Choukri «Le pain nu». Avec sa disparition, c'est aussi un témoignage de l'une des périodes les plus sombres du Maroc qui s'en va aussi : celle des années de plomb. A la fin des années 60, Mouride devient membre fondateur du Mouvement du 23 mars, un mouvement marxiste-léniniste. Ce mouvement tient son nom des émeutes du 23 mars 1965 produites à Casablanca durant lesquelles une foule de manifestants, dont une majorité de jeunes et d'étudiants, est descendue dans la rue pour demander des conditions de vie meilleures, du travail, un pouvoir d'achat, d'avoir accès à un enseignement ou à des soins médicaux de qualité. Cependant, le général Oufkir décide de faire taire les manifestations. Sous ses ordres, les militaires sortent l'artillerie lourde, hélicoptères et chars, et s'attaquent férocement à la foule en lui tirant dessus. «Une répression terrible s'est abattue sur une foule aux mains nues. Des hôpitaux qui n'en peuvent plus ; des morgues qui débordent et des fosses communes rendues encore plus anonymes par l'usure du temps.», décrit le magazine Zamane qui a dédié le 23 mars dernier, un article sur les répressions de 1965. Torturé dans les trous à rat du Makhzen Puis, en 1974, Mouride est à son tour arrêté. Il est condamné à 22 ans de prison. Il passe un an et demi de prison dans le centre secret de Derb Moulay Chérif. Un cachot dans lequel bon nombre de jeunes du Mouvement du 23 mars sont également emprisonnés et torturés. Puis, il est transféré dans la prison de Kénitra en 1976 où il y en sort en 1984. Mouride passera plus de 20 ans enfermé dans une minuscule cellule à subir au quotidien des tortures, des humiliations de la part des bourreaux ou à entendre les cris et pleurs d'autres prisonniers sur le point d'être exécutés. Sa seule joie de vivre est de dessiner et croquer son quotidien de prisonnier politique sur des pages blanches qu'ils cachent lorsque des gardiens de la prison pénètrent dans sa cellule. En sortant de prison en 1984, il met de côté ses dessins et les ressort quelques années plus tard et les compile. Ils donneront une bande dessinée intitulée «On affame bien les rats», publiée en 2001 par Tarik Editions et Paris Méditeranée. Certainement sa BD la plus célèbre. C'est d'ailleurs la première œuvre artistique marocaine qui évoque avec des illustrations, l'horreur des geôles marocaines au temps de Hassan II. «Abdelaziz Mouride a dessiné cette BD qu'avec du noir et blanc, sans aucune couleur», souligne Jean François Chanson, auteur de BD français installé au Maroc depuis près de 14 ans. Il connaissait Mouride depuis une dizaine d'années et ont collaboré ensemble sur plusieurs projets. «Lorsque vous avez cette BD entre les mains, vous avez les boules ! Vous découvrez le sordide des prisons marocaines et de ce qu'il y a vécu. On a l'impression que cette BD est un documentaire et à chaque page, on est surpris par la force des illustrations. Un dessin m'a marqué et c'est celui de sa cellule de 5m2 où il était emprisonné avec une dizaine d'autres détenus», poursuit-il. Quatre ans après la sortie de «On affame bien les rats», Abdelaziz Mouride publie une autre BD «Le coiffeur» aux Editions Nouiga, qui a toujours, pour contexte historique, les années de plomb. L'histoire se déroule dans un salon de coiffure casablancais dans les années 60. Un jour, un bâtiment est construit juste en face du salon de coiffure. Tous les clients se demandent ce que cela va être : un nouveau théâtre, un nouveau cinéma ? Non, malheureusement. Le bâtiment construit ne sera qu'un nouveau commissariat de police, afin d'encore mieux arrêter et torturer les opposants au régime d'Hassan II, les autres cachots étant déjà pleins. «Le Maroc a brisé la génération de Mouride !» De son côté, son éditeur et son grand ami d'enfance, Miloudi Nouiga regrette une chose : que le Maroc est absolument cherché à faire taire et à oublier tous les opposants politiques, même après leur libération de prison, et ce, malgré son objectif, dès 2004 de tenter de réconcilier les Marocains avec leur passé douloureux. «C'est quelqu'un qui avait une grande valeur et le Maroc n'a pas profité de sa richesse intellectuelle. Il faisait peur. Il était incompris. Pourtant il avait beaucoup à apporter au pays, ne serait-ce que par son honnêteté et sa transparence, deux qualités que l'on ne trouve plus chez les politiciens aujourd'hui», déplore Miloudi Nouiga. «Le Maroc a brisé des gens comme Mouride et il les a remplacé aujourd'hui par des barbus. Si on avait confié la situation à des gens de notre génération, nous n'aurions pas un Marocain inculte ou une femme qui n'a pas ses droits. On était prêt à apporter des choses nouvelles au Maroc avec des idées tellement simples. Malheureusement, on fait partie de cette génération que le Maroc a ratée.», conclut-il. Malgré 20 ans privé de sa liberté, Nouiga confie que Mouride ne gardait plus aucune rancune par rapport à ce que le Maroc lui a fait subir. «Ce sont des choses passées», lui avait-il confié. Reportage de 2M sur Abdelaziz Mouride