L'affaire de Malika Slimani contre Hassan Arif n'est certes qu'une affaire de viol parmi tant d'autres au Maroc.Mais elle est très importante car elle nous invite à débattre de la définition juridique du viol dans notre pays et de sa conception au sein de la société. La plaignante ne correspond en effet pas aux stéréotypes que l'on a du viol au Maroc. Il ne s'agit pas d'une mineure au visage enfantin et angélique qui se fait violer par son instituteur ou par tout autre adulte. Il n'est donc pas question d'une «enfance volée» ou d'une «innocence brisée». Il n'est pas non plus question de ces mères ou grand-mères dont on apprend avec effroi l'histoire de viol par des membres de leurs familles ou autres membres du voisinage. Autant d'images qui nous renvoient à une féminité fragile et candide, et qui suscitent la rage et l'émoi inconditionnels de l'opinion publique. Or dans cette affaire, la plaignante est une jeune femme, célibataire, indépendante financièrement et c'est là où le bât blesse. Sur la base de nombreuses assomptions et d'idées qui peuplent la pensée collective marocaine, la parole lui est déniée et sa version des faits est rejetée. «Elle n'était sûrement pas vierge, donc elle n'a pas été violée», «Elle était engagée dans une relation sentimentale avec lui, donc il ne l'a pas violée», «Elle est majeure et vaccinée, et a sûrement été consentante. On ne viole pas les «vielles filles»», «S'il n'y a pas de preuves de violence, donc il n'y a pas eu viol», etc. La première assomption relie l'éventualité de viol à la pré-condition de virginité. L'atteinte publique à cette virginité compromet donc l'honneur, le rang, jusqu'à la vie de la concernée. En effet, l'existence et le maintien de l'hymen sont une condition du mariage au Maroc pour laquelle l'homme peut exiger un certificat. Il peut même divorcer de son épouse s'il se rend compte après leur premier rapport sexuel que cette condition n'était pas remplie. Une «déflorée» souffrirait donc moins qu'une vierge des conséquences du viol, vu que cette première a déjà perdu son honneur auparavant de manière consentante, alors que la deuxième en aurait été privée malgré elle. La peine encourue pour viol avec défloration est en conséquence beaucoup plus élevée (de dix à trente ans, art. 488 du code pénal, alors qu'un viol sans défloration est puni de cinq à dix ans selon l'article 486 du même code). Cette idée nous renvoie à l'une des raisons majeures que les victimes invoquent pour ne pas avoir dénoncé leur viol ou pour avoir attendu «trop longtemps». Il s'agit du sentiment de honte de la victime, la peur de l'agresseur et la crainte que le dévoilement du cas aboutisse à une humiliation supplémentaire. Le viol est ainsi l'un des rares crimes «dont l'auteur se sent innocent et la victime honteuse»[1] . De plus, au Maroc et dans la majorité des pays arabes, les victimes de viol et leurs familles tentent avant tout de trouver une «réparation» à la violence sexuelle subie, notamment à travers mariage de la victime à son violeur. L'honneur doit être sauf avant tout. Par ailleurs, un présupposé courant est que le viol s'accompagne forcément d'une contrainte physique. En découle l'idée selon laquelle un viol sans violence est suspect et induit un consentement de la part de la victime. Or le viol est avant tout un acte de domination, qui n'est pas seulement physique. La difficulté à réagir peut venir de la nature soudaine et brutale de l'événement, mais aussi pour des raisons psychologiques liées au fait que l'agression ne correspond pas à l'image que l'on a de l'agresseur, qui peut être une personne que l'on pensait de confiance. La victime peut aussi ne pas réagir violemment pour ne pas causer du tort à l'agresseur, ou à cause du statut de celui-ci. Le viol peut être «facilité» par une emprise, liée elle-même à un rapport hiérarchique, un rapport de pouvoir sur la victime. Quand en plus l'agresseur est une personnalité politique, ne serait-ce que sur le plan local, l'ascendant moral de l'agresseur et la surprise sont encore plus puissants.[2] Force est de constater que dans le droit marocain la définition du viol reste très vague, incomplète et étroite. L'article 486 du code pénal définit le viol comme «l'acte par lequel un homme a des relations sexuelles avec une femme contre le gré de celle-ci». Ainsi, le viol reconnu serait uniquement commis par des hommes et uniquement subi par des femmes. Or les actes de violence sexuelle peuvent être commis par quiconque (homme ou femme) et la victime peut être toute personne (de sexe masculin ou féminin). Deuxièmement, suivant ce même article, «l'acte sexuel» non consenti concerne uniquement la pénétration vaginale. La définition n'inclue pas les autres formes de pénétrations anales et buccales. Elle n'inclut pas non plus l'introduction d'autres parties du corps ou d'objets dans ces trois voies. Notre société doit aujourd'hui accorder plus d'intérêt à la protection de la personne individuelle et non pas seulement à un ordre collectif institué. Mais cette transition du collectif à l'individu implique d'accepter un principe que la société marocaine est encore loin d'accepter, et c'est celui de la liberté d'autodétermination de la personne humaine en matière sexuelle. C'est-à-dire sa liberté de choix d'avoir ou de ne pas avoir de relations sexuelles et avec la personne partenaire qui lui convient. Il est temps que le viol à l'encontre de tout individu masculin ou féminin soit avant tout considéré comme une offense à l'intimité profonde de la personne humaine, et non plus seulement à l'ordre divin ou à l'ordre social. Le viol n'est pas réparable et encore moins par le mariage du violeur avec sa victime. Si réparation morale il y a, elle doit se faire par un procès pénal. [1] CHESNAIS JEAN-CLAUDE, Histoire de la violence en Occident de 1800 à nos jours, Paris 1989 [2] Article très intéressant paru à l'occasion de l'affaire de DSK sur slate.fr :«Ceci n'est pas une pipe, c'est un viol» , par Grégoire Fleurot. Visiter le site de l'auteur: http://marwa-belghazi.blogspot.com