En compétition officielle du 20e Festival international du film de Marrakech (FIFM 2023), le documentaire «La mère de tous les mensonges» (The Mother Of All Lies) d'Asmae El Moudir met le cinéma dans toute sa beauté esthétique au service de la reconstitution de la mémoire commune, à partir d'un récit familial. La réalisatrice propose ainsi une autre manière de comprendre des faits historiques, dont des éléments de documentation sont encore manquants. A travers un huis clos artistique avec ses proches, elle éclaire en filigrane sur la manière dont la grève réprimée du 20 juin 1981 à Casablanca a été vécue au sein de son cocon. A la croisée entre la catharsis familiale et le travail de mémoire, dont la grève du 20 juin 1981 à Casablanca et les émeutes ayant suivi constituent une toile de fond, le documentaire «La mère de tous les mensonges» (The Mother Of All Lies) d'Asmae El Moudir a été montré pour la première fois au Maroc, dans le cadre du 20e Festival international du film de Marrakech (FIFM). Cet opus multiprimé incarne la création novatrice d'une génération montante du cinéma marocain, qui a réussi à affirmer son talent créatif au niveau du septième art mondial. La réalisatrice a pu façonner un récit personnel complexe et superposé, où le passé, le présent et le futur se mêlent. Se dévoilent alors les confidences et les non-dits que les proches se sont longtemps accordé à taire, mais dont ils tentent de se libérer en mettant des mots et des images dessus. Votre film est intimiste, tout en abordant des faits historiques que sont les émeutes de 1981. Qu'a été pour vous le défi de raconter cette histoire commune, sans être prise au piège d'«un autre documentaire» sur le sujet ? C'était effectivement un challenge, car ma préoccupation principale et mon objectif, au cours de la réalisation de ce film, a été de rester au plus près de l'humain. J'ai voulu raconter l'histoire d'un être humain qui a été, ce jour-là, au cœur des évènements. Cette personne n'est pas loin de mon environnement, ce sont chacun des membres de ma famille. Le défi a donc été de ne pas perdre de vue cette approche-là, de rester dedans au lieu d'aller chercher des preuves sur qui sont le ou les coupables. L'idée première a été de parler, de créer un espace d'expression libre pour les membres de ma famille qui ont été témoins et victimes, dans le contexte des émeutes de 1981 à Casablanca. Je n'y ai pas été et c'était encore plus intéressant pour moi de reconstituer le récit à travers mes plus proches. D'une part, j'ai estimé que ce serait un moyen de thérapie pour eux et de l'autre, j'ai pensé que ce serait un outil pour des personnes comme moi n'ayant pas vécu directement ces évènements, afin d'avoir des éléments de compréhension, toujours à partir d'un récit humain. En tant que réalisatrice, j'arrive avec l'idée qu'il y a déjà eu un processus de réconciliation à ce sujet. J'arrive aussi avec un questionnement pour insuffler un esprit de réconciliation à l'échelle personnelle cette fois-ci, mais non pas pour faire un film historique sur la base de documents, sachant que la documentation liée à cette période-là est encore manquante. Face à ce constat, je me suis demandé justement est-ce qu'il faudrait se contenter de répéter qu'il manque des éléments historiques, ou est-ce qu'on ne pourrait pas tenter nous-mêmes l'exercice d'un travail de mémoire, à travers nos vécus personnels, de manière à laisser quelque chose à la nouvelle génération pour qu'elle puisse avoir des moyens de compréhension de son passé commun, se réapproprier ces réalités-là qui sont les nôtres et avancer librement vers notre avenir. Au regard des jeunes générations, les faits politiques qui ont jalonné l'Histoire du Maroc lors de la seconde moitié du XXe siècle semblent en effet s'éloigner de plus en plus. Ces générations-là sont très connectées et hyperinformée, mais leur accès aux productions permettant de mieux connaître cette partie de notre passé reste limité. Comment ont-elles perçu votre documentaire ? A aujourd'hui, mon film a été montré dans 35 pays et a remporté 17 prix. A chaque projection à l'étranger, je pose la question pour savoir s'il y a des concitoyens marocains dans la salle et à chaque fois, ils sont là. Nombreux parmi eux sont justement des jeunes entre 18 et 35 ans, qui sont partis initialement pour faire leurs études ou qui se sont installés là-bas plus durablement, comme beaucoup de nos Marocains du monde. Cela a été le cas notamment en Suède, en Allemagne, en France et aux Etats-Unis. Il y a eu aussi, parmi le public, des concitoyens issus de la génération qui a vécu ces faits-là. 20 juin 1981 : Histoire d'une grève réprimée dans le sang [Documentaire exclusif] A chaque fois, j'ai été extrêmement conquise de voir les plus jeunes revenir vers moi, après la projection, pour me dire que le film leur a ouvert les yeux et permis de visualiser quelque chose dont on leur a vaguement et longtemps parlé et qu'ils n'ont jusque-là par pu comprendre ou reconstituer dans leur esprit. J'en suis très ravie, car je me dis que nous avons peut-être une feuille déchirée du livre de notre mémoire, mais que nous nous sommes saisi de notre droit d'y accéder et d'être plus éclairés sur notre passé historique, par la mise en avant d'un récit humain avant tout. Je pars de mon vécu familial et non pas de l'approche de faire un documentaire historico-politique, bien que la politique soit une toile de fond. Comme dans une fiction internationale et un opus universel, ce background est mis au service d'un scénario qui veut raconter l'humain et non l'inverse. Dans ce film, vous avez remis en situation certains membres de votre famille qui ont vécu les émeutes de 1981. Sentez-vous que vous avez pu enlever un fardeau personnel ? Oui. Ces prises étaient particulièrement difficiles, pendant le tournage. C'est pour cela que la journée de projection ici au FIFM a été très particulière pour moi. J'étais très tendue comme je ne l'avais jamais été, même lors des séances à l'étranger où je ressentais un grand stress avant de montrer mon film. Cette fois-ci, j'allais le partager avec le public de mon pays. Le Maroc et la population marocaine sont ma famille, nous parlons la même langue et nous partageons des références culturelles et historiques communes. Je me demandais donc comment mon documentaire serait perçu par les miens. Le public durant la projection de La mère de tous les mensonges / Ph. FIFM Je suis contente que les spectateurs aient finalement reçu le film dans une grande communion familiale justement, qui valide en quelque sorte ce travail auprès d'eux. J'en ai été très touchée et émue au plus haut point. J'ai fait ce film avec l'idée de le présenter d'abord à mon pays, puisque ce sont les Marocains qui ont été à Casablanca en 1981. Nous avons beaucoup d'amour pour notre pays et nous l'exprimons artistiquement car notre passé, notre présent et notre futur se construisent avec tout cet ensemble. Cette première projection au Maroc a été un moment magique. Je le dis et je le pense en connaissant le public marocain, qui est très exigeant et qui ne fait pas semblant d'apprécier les œuvres qu'on lui montre. Je sais donc que tous les mots chaleureux qui ont fusé dans la salle sont vrais. Cela m'a confirmé que le public s'est identifié à l'histoire que j'ai proposé de lui raconter et j'en suis reconnaissante. Article modifié le 30/11/2023 à 16h16