Cléo Marmié est doctorante en sociologie et, après des études interdisciplinaires en sciences sociales au Maroc, en Colombie et en France, elle s'est spécialisée en protection de l'enfance. Voyant se développer la catégorie de «mineur non accompagné», elle a souhaité interroger comment la société se saisit de la question de ces jeunes qui charrient des imaginaires contradictoires entre l'innocence de l'enfance et la diabolisation de la migration. Elle nous livre un entretien sur ces jeunes «en mouvement» et sur leur besoin urgent d'être hébergés. Vous préparez une thèse intitulée «Contrôler, protéger, déplacer. La protection de l'enfance à l'épreuve des migrations internationales au Maroc, en Espagne et en France», que pouvez-vous dire sur la situation des jeunes dits «mineurs non accompagnés» (MNA) aujourd'hui au Maroc ? Le Maroc est un point de départ de ma thèse pour suivre le parcours des jeunes vers l'Espagne et la France. Au Royaume s'entrelacent des trajectoires et itinéraires de mineurs étrangers (notamment subsahariens) et de mineurs marocains candidats à l'Europe. Du fait de la sophistication croissante des dispositifs de contrôle migratoire et des effets de la crise sanitaire, les jeunes en migration se retrouvent «paralysés» au Maroc, et expérimentent l'attente et l'incertitude. Paradoxalement, à cette paralysie se conjugue une hypermobilité. Après les tentatives de passages au Nord (traversées de la Méditerranée, passage par Melilla ou Ceuta) ou au Sud (traversées par l'Atlantique vers les Îles Canaries), ces jeunes sont parfois déplacés de force par les autorités pour "désengorger" les espaces de forte concentration des personnes migrantes ou se rendent dans des grandes villes comme Rabat ou Casablanca pour reprendre des forces et accéder à des aides humanitaires. Dans ma recherche, qui repose sur une enquête pour suivre les parcours de ces jeunes, j'utilise des méthodes qualitatives (entretiens, observations, archives). Concernant cette jeunesse «en mouvement», les données quantitatives sont trop fragmentées et occultent l'existence des jeunes qui ne sont jamais en contact avec les institutions. Je me méfie des chiffres dont la production est sujette à des enjeux de pouvoir. Dans la majorité des cas, je travaille à partir d'interactions spontanées avec des mineurs dans la rue, mais je passe aussi par des associations et des ONG. Je mène des entretiens avec des «agents de protection» (travailleurs sociaux, agents humanitaires et associatifs, agents onusiens, agents institutionnels, bénévoles). J'essaye de construire, avec patience, des relations de confiance avec les jeunes, en prolongeant notamment nos échanges sur les réseaux sociaux, ce qui me permet de maintenir nos liens y compris lorsque je suis sur un autre terrain, en Espagne ou en France par exemple. Comment les mineurs gèrent leur situation vis-à-vis des institutions ? Au Maroc, le repérage des enfants dits «en situation difficile» passe souvent par les services de police et de justice. Or, les mineurs migrants cherchent justement à s'en tenir à l'écart, parce qu'ils en ont peur et méconnaissent leurs droits. Il y a donc très peu de mineurs migrants étrangers au sein du système institutionnel d'aide à l'enfance marocain. Ils dépendent essentiellement des actions des associations, des ONG et des agences onusiennes (l'Unicef, l'Organisation internationale des migrations, Haut-commissariat aux réfugiés). Mais l'offre de protection est très fragmentée, avec d'importantes disparités territoriales, et souvent les jeunes ne connaissent pas l'existence de ces programmes. Par ailleurs, la parole des jeunes est souvent mise en doute par les institutions, qui peuvent leur refuser l'accès, car leur récit, leur âge ou leur isolement font l'objet de soupçons. De nombreux mineurs évoluent alors en-dehors des institutions et n'ont pas accès à la protection, à rebours de la Convention internationale des droits de l'enfant qui a pourtant été ratifiée par 195 Etats, un record ! La question des mineurs en migration montre explicitement le paradoxe de la «gestion» migratoire contemporaine, qui oscille entre volonté de contrôle et devoir de protection des Etats. Dans les discours politiques et médiatiques, on parle souvent de «crise migratoire» : mais il n'y a pas de crise, ce n'est un phénomène ni inédit, ni temporaire. Les flux migratoires sont une donnée de l'histoire de l'humanité, et il y aura toujours des mouvements de population. Il serait plus juste de parler d'une crise de l'accueil en revanche, et d'une crise de la protection de l'enfance, mise à l'épreuve par ces jeunes qui rompent avec les normes occidentalisées de l'enfance : une enfance sédentaire, sous tutelle parentale et institutionnelle. Ici, on est face à des mineurs en mouvement, qui ne sont pas accompagnés d'un référent familial et qui ne sont ni scolarisés ni sous tutelle. C'est toute notre manière de concevoir l'«aide à l'enfance en danger» qui est déstabilisée, et les institutions, les acteurs et les dispositifs doivent se réinventer. Croquis de terrain : Une permanence d'accueil bénévole qui reçoit de nombreux mineurs à Rabat, 2021. / Crédits : Cléo Marmié Comment s'organisent-ils, comment font-ils pour se débrouiller dans leur parcours et s'en sortir alors que la pandémie a poussé à la fermeture de nombreuses frontières ? Livrés à eux même, durant la journée beaucoup doivent mendier, «taper le salam» dans le jargon migratoire. Beaucoup de jeunes me disent qu'à leurs yeux, le plus dur, c'est le regard qu'on pose sur eux dans la rue. Pour certains, mendier, c'est renoncer à leur dignité et c'est insoutenable. Le soir ceux qui n'ont pas accès à des squats ou à des logements collectifs dorment dans la rue. Ils ont beaucoup de temps, au Maroc ils n'ont accès ni à des études, ni à un emploi, ni à des loisirs. Ils sont souvent très frustrés de ce sentiment de «temps perdu». Internet est souvent une échappatoire, avec un usage intensif des réseaux sociaux. À mes yeux, le smartphone pour ces jeunes est l'«objet de protection» par excellence. Il leur permet de contacter les associations, d'appeler à l'aide en cas de détresse, de se repérer avec un GPS, de communiquer avec leurs proches et de maintenir des liens sociaux. Un mineur migrant sans smartphone, c'est un mineur encore plus en danger. La crise sanitaire a fortement accentué la détresse économique et sociale des jeunes et a eu un impact certain sur leur santé mentale. Avec la fermeture des frontières de Ceuta et Melilla, de plus en plus de jeunes ont tenté la traversée vers les Canaries par Laâyoune et cet été, ces traversées ont été une hécatombe. On parle souvent de la Méditerranée comme cimetière, mais il y a également l'Atlantique. Quel est leur rapport à la mort et l'impact de leur parcours sur leur santé mentale ? Les jeunes connaissent le prix de la migration, ils savent que la mort fait partie du voyage. Ils sont prêts à faire ce pari, même s'ils sont terrorisés. Le durcissement du contrôle migratoire et la criminalisation des personnes migrantes pousse les jeunes à prendre de plus en plus de risques. Ce n'est pas une métaphore, les politiques migratoires tuent. À chaque fois que je reçois le message d'un jeune, je me dis que c'est peut-être le dernier. Ils ont fait tellement de sacrifices pour en arriver où ils sont que faire demi-tour est souvent impensable, quitte à mourir. Les professionnels de l'enfance alertent sur les conséquences psychologiques des violences vécues pendant le voyage. Ils souffrent de nombreux troubles : stress post-traumatique, insomnies et cauchemars, crises d'angoisse, somatisation… Beaucoup de jeunes m'expliquent qu'ils ne disent pas tout à leurs proches et à leurs familles, ils font croire que tout va bien, même quand ils sont en grande détresse. Peut-on aujourd'hui établir un ou des profils-types des mineurs non accompagnés, marocains ou subsahariens ? De nombreuses tentatives de typologies ont été élaborées pour dégager des idéaux-types. Mais s'il y a une chose à retenir, c'est l'hétérogénéité des profils et des causes du départ : ils peuvent fuir la misère, fuir des conflits et des crises politiques, des catastrophes climatiques, des violences physiques, psychologiques, sexuelles, extra ou intra-familiales, il y a aussi des enfants des rues qui ont poursuivi leur errance à échelle transnationale. Dans cette mobilité géographique, on lit également un projet de mobilité sociale : partir pour accéder à des opportunités scolaires et professionnelles, pour mener une vie digne, pour l'«aventure», pour devenir adulte et devenir «quelqu'un». Parfois, les jeunes appellent leurs parents une fois arrivés en Algérie, pour ne pas les inquiéter trop tôt, pour qu'ils ne s'opposent pas à leur mobilité. Parfois, quand ils sont en détresse, ils appellent leurs familles à l'aide et se sentent ensuite redevables des sacrifices financiers consentis, c'est une boucle infinie de culpabilité et d'incertitude. Les configurations des relations familiales sont polymorphes, les aspirations des jeunes sont variées. Il faut résister à toutes les tentatives d'homogénéisation, il n'y a pas de profil type du «MNA», il y a une infinité de parcours. Les filles aussi prennent la route mais très vite, elles disparaissent des radars. On sait qu'elles quittent leurs pays d'origine comme les garçons, mais on perd ensuite leur trace et elles représentent moins de 10% des jeunes pris en charge comme «MNA» en France par exemple. Mais au cœur de toutes ces difficultés, il y a aussi des histoires extraordinaires, des histoires de solidarités, de courage et de résilience. Des réseaux communautaires de solidarité, des collectifs qui ont apporté une aide d'urgence pendant le confinement, des institutions, des ONG et des associations qui se mobilisent au quotidien, des adolescents qui décrochent leur baccalauréat, des familles qui ouvrent les portes de leurs foyers à des mineurs pour les scolariser… Une myriade de solidarités et de mobilisations qui donnent espoir ! Les lignes bougent et le Maroc peut devenir un pays pionnier pour concrétiser les droits de ces jeunes qui grandissent sur la route. Contact : [email protected]