Soutenu par les Etats-Unis et Israël, un programme ferroviaire entre l'Afrique et l'Asie, destiné à consolider les liens entre l'Etat hébreu et les pays musulmans, a failli voir le jour au milieu des années 1970. Histoire d'un projet pharaonique. Un chemin de fer reliant le Maroc à l'Iran via Israël, la Turquie et l'Irak, soit un réseau de transport civil couvrant plus de dix mille kilomètres sur deux continents. Tel est le projet imaginé au milieu des années 1970 par un économiste roumain, Philip Opher, qui en est convaincu : le train est le meilleur moyen de favoriser «la coopération économique entre Israël et les pays musulmans», de «créer des emplois» et de «développer les investissements en équipements et infrastructures» dans la région. Opher connaît bien son affaire. Né en Valachie en 1930, il émigre en Israël en 1960, travaille au bureau du contrôleur de l'Etat, puis à la rédaction du quotidien Haaretz, avant de rejoindre en 1967 les Etats-Unis, où il obtient un doctorat en économie et occupe le poste de vice-président de la Chambre de commerce et d'industrie américano-israélienne à New York. Sa vie personnelle est marquée par l'antisémitisme et le conflit israélo-arabe. Son père a été assassiné au cours du pogrom de Bucarest et il a perdu un frère pendant la guerre de Kippour. Soutien américain Bien que prévu pour circuler à travers des territoires minés par les tensions et les affrontements, le projet d'un transport par train à cheval entre l'Afrique et l'Asie séduit rapidement. Le lobbyiste Maxwell Rabb, ex-secrétaire à la Maison Blanche de Dwight Eisenhower, considère que «tout doit être fait» pour soutenir Opher. Figure de la communauté juive américaine, Max Ratner, qui préside la Chambre de commerce et d'industrie américano-israélienne, défend quant à lui la proposition de son adjoint auprès d'Yitzhak Rabin. Extrait d'un courrier de Maxwell Rabb à Philip Opher. / DR Dans un télégramme qu'il transmet en mars 1975 au Premier ministre israélien, il assure que le transport de marchandises par train est aussi compétitif que par bateau. Ratner propose à son interlocuteur que le coût de réhabilitation des voies existantes, de leur mise à niveau et de la construction des voies manquantes soit pris en charge par un consortium réunissant, entre autres, la Banque mondiale et l'Eximbank dont le patron n'est autre à cette période que William Casey, conseiller et ami proche de Richard Nixon. Extrait du télégramme de Max Ratner à Yitzhak Rabin. / DR Après un passage à la tête de la Securities and Exchange Commission, le gendarme de Wall Street, et un poste de sous-secrétaire d'Etat, Casey dirige depuis peu l'agence fédérale américaine d'aide publique à l'exportation qui gère en 1975 près de 3 milliards de dollars de crédits. L'homme est emballé par la vision d'Opher. Le 6 octobre, au siège de l'Eximbank à Washington, il réunit à ses côtés l'économiste et Gad Yaacobi, le ministre israélien des Transports, accompagné du conseiller économique de l'ambassade d'Israël. Tous les participants en conviennent : l'idée est «brillante», le projet aura «une influence politique stabilisatrice» et sera «un outil» efficace pour faire avancer la paix entre Israël et ses voisins. Outre Israël et les Etats-Unis, la liste des pays concernés comprend plus d'une dizaine de nations dont le Maroc, l'Algérie, la Tunisie, la Libye, l'Egypte, la Jordanie, le Liban, la Syrie, l'Irak, l'Iran et la Turquie. Si elles ne seront pas traversées par le chemin de fer, les pétromonarchies du Golfe pourront être parties prenantes du projet en le finançant avec «l'argent du pétrole». Chargé de réfléchir à la meilleure configuration pour porter l'affaire, le cabinet d'avocats Rogers & Wells, avec lequel collabore Casey, penche pour la création d'une société dans laquelle les pays coopérants seront invités à acquérir des actions. «L'investissement de ces pays consistera principalement en un droit de passage et d'utilisation des actifs de leurs chemins de fer respectifs. Les pays actionnaires auront la possibilité de développer leur propre industrie ferroviaire en fournissant des biens et services pour le projet d'investissement et l'exploitation du chemin de fer.» Pour éviter les risques de frictions, Américains et Israéliens conviennent de regrouper les pays actionnaires en trois groupes : Turquie, Iran, Irak et Syrie d'un côté ; Liban, Jordanie, Israël et Egypte de l'autre ; enfin Maroc, Algérie, Tunisie et Libye. Premier pas vers un marché commun Dans une note de présentation qu'il rédige en novembre 1975, Opher détaille les bénéfices du programme qui «servira de contrepoids au canal de Suez», récemment rouvert après huit années de fermeture suite à la guerre des Six Jours. «L'exploitation des deux voies de transport donnera à Israël et à l'Egypte l'assurance que les droits de transport seront compatibles entre eux et ne deviendront pas prohibitifs. Le droit de passage sera assuré en permanence aux expéditions des deux parties et les influences politiques seront contrôlées.» Il voit également dans ce chemin de fer un premier pas vers un «marché commun» à tous les pays d'Afrique du Nord, du Proche et du Moyen-Orient, citant l'exemple de la France et de l'Allemagne, «deux anciens ennemis» qui ont lancé ensemble après-guerre la Communauté de l'acier et du charbon, à partir duquel ils ont développé la Communauté économique européenne. «Pourquoi ne pas faire de même dans la région ?», interroge-t-il. Emigré rescapé du nazisme, les motivations d'Opher le portent aussi vers des considérations humanitaires. Il considère que le projet peut faire avancer «les intérêts publics et privés des personnes et groupes déplacés dans la région». «Il peut s'agir aussi bien de Palestiniens que de Juifs réfugiés des pays arabes. L'absorption et la réhabilitation de ces groupes peuvent être inscrites dans les statuts de la société qui investira dans le chemin de fer et l'exploitera. Par exemple, un pourcentage donné des bénéfices peut être affecté aux services suivants destinés à ces groupes défavorisés : formation professionnelle, logement, emploi.» Selon lui, le chemin de fer servira par ailleurs à développer des activités pour les civils présents dans les zones de guerre, comme à Port-Saïd, Al Arish, Gaza et le sud du Liban. William Casey et Ronald Reagan. / DR Projet d'influence anti-soviétique À l'appui de son argumentaire, Opher souligne enfin la nécessité de contrer l'influence soviétique en construisant «un symbole plus grand que le barrage d'Assouan», qui a été en partie financé par Moscou. Pour démarrer, il est convenu dans un premier temps de rouvrir la ligne entre l'Egypte, le Liban et Israël. Les coûts sur ces tronçons sont prévus pour atteindre les 100 millions de dollars. Les études de faisabilité démarrent quelques mois plus tard grâce à un prêt de l'Eximbank, mais la guerre du Liban et ses implications régionales mettent un terme au programme. En juillet 1982, Opher tente de relancer son projet en sollicitant l'appui de Ronald Reagan auprès de Casey, qui a été nommé entre-temps directeur de la CIA. En vain. Une réponse, aussi diplomatique que possible, lui est transmise deux semaines plus tard : «La personne la plus appropriée pour suivre ce projet est le secrétaire d'Etat adjoint aux affaires du Proche-Orient et de l'Asie du Sud. Je me permets de lui transmettre vos notes.» Remisé dans un carton, le chemin de fer ne verra jamais le jour. Opher est mort en septembre 2020.