Les réactions s'enchaînent depuis la semaine dernière, après les déclarations de la ministre française de l'Enseignement supérieur sur l'«islamogauchisme» dans les universités du pays. Pour cause, les chercheurs n'y voient pas une simple polémique médiatique sans conséquences. Frédérique Vidal n'aurait pas provoqué qu'une polémique médiatique de plus. Les propos de la ministre française de l'Enseignement supérieur continuent de faire réagir des milliers de chercheurs, qui voient en ses propos sur l'islamogauchisme dans le milieu académique un dangereux virage plaçant les sciences humaines au cœur de conflits idéologiques. D'où les appels de certains universitaires à sa démission, à travers une tribune signée par 600 d'entre eux exerçant en France, et plusieurs milliers ont suivi. La question a pris des dimensions politiques, puisque l'eurodéputé Europe écologie-Les Verts (EELV), Yannick Jadot, a lui aussi demandé la démission de la ministre. Alors que le gouvernement a indiqué dimanche vouloir «passer à autre chose», les universitaires alertent sur les conséquences d'un virage idéologique au cœur des facultés. En effet, ils estiment que les propos de la ministre prennent partie pour une conception qui n'est pas scientifique mais politique, véhiculée à travers les médias par des chercheurs proches de l'extrême droite et du nationalisme identitaire. Les universitaires en France ne se sentent pas les seuls concernés, d'autant plus que la question remet en cause un pan de recherches sur le colonialisme et le racisme, sur lequel des sociologues binationaux, français, antillais et issus de pays d'Afrique se sont penchés. «Islamo-gauchisme» : Le monde universitaire français vent debout contre les propos de la ministre Une remise en question du parcours d'universitaires issus de la diversité Professeur associé en sociologie à Sciences Po-Université internationale de Rabat (UIR), Mehdi Alioua est de cet avis, qu'il appuie à partir de son cheminement intellectuel et universitaire entre la France et le Maroc. S'intéressant aux questions liées aux inégalités sociales, il a été amené par la suite à étudier les faits migratoires, notamment entre l'Europe et l'Afrique, au début des années 2000. «Tout de suite, j'ai senti que le racisme était une expérience collective et personnelle des migrants dans le monde. Je me suis documenté pour chercher des réponses mais à l'époque où je travaillais dessus, il n'y avait pas beaucoup de ressources francophones dans la recherche en sciences sociales sur la question du racisme mais de plus en plus de personnes ont voulu y réfléchir», explique-t-il à Yabiladi, indiquant que les études décoloniales en France ont accusé un grand retard. «Mon parcours est générationnel aussi, et beaucoup de ceux de ma génération qui sont restés en France ont réussi à entrer à l'université. A partir des années 2000, on voit de plus en plus de jeunes des descendants de "nègres" et "indigènes" qui deviennent maîtres de conférence, qui accèdent au CNRS, ce qui n'était pas le cas avant.» Mehdi Alioua Le processus d'enrichir ces recherches a connu son essor avec une meilleure intégration des personnes issues de l'immigration, dans le milieu universitaire français encore fermé à l'époque. «Des personnes ont vécu le racisme et s'intéressent à la question de l'intégration, de la migration, aux questions culturelles et religieuses. On les retrouve donc en tant que professeurs de sociologie et de sciences humaines. Beaucoup font des thèses sur les thématiques qui les préoccupent», analyse Mehdi Alioua, évoquant «une génération sensible à ces questions et qui a organisé des conférences sur le sujet, ou a produit des outils de réflexion et de réponse à ces questions-là». Un virage idéologique qui aurait des conséquences C'est là où, selon Mehdi Alioua, le virage idéologique traduit par les propos de la ministre inquiète et préoccupe. «Ce qui est terrible, c'est que cette polémique remet en question la place des descendants des personnes issues de l'immigration à l'université. Je ne peux pas m'empêcher de le penser, en tant que Franco-marocain et chercheur, surtout lorsqu'on sait qu'avant l'islamogauchisme, d'autres au sein des universités françaises ont été taxés de judéo-bolchéviques», rappelle-t-il. «On ne peut pas ne pas se sentir visé bien que l'on ne soit pas musulman. Des chercheurs antillais ou congolais se sentent visés aujourd'hui. Beaucoup travaillent sur la question de l'esclavagisme, qui a marqué leur histoire et montrent que c'est aussi l'histoire de la France. Ils sont tout le temps accusés aussi de séparatisme ou de se victimiser, de la même façon que ceux qui travaillent sur l'islam sont pointés comme étant au service d'agendas.» Mehdi Alioua Pour l'enseignant-chercheur, les descendants de ces premières générations «veulent exister dans les universités comme étant Français mais pas que». Aujourd'hui, «on leur refuse de porter une double identité». «C'est lié au fait que la France ne veut pas voir ses différences au nom de la loi de la république et de la laïcité», explique Mehdi Alioua, qui y voit «un racisme à la fois hérité de la période coloniale et lié au fait d'occulter ce passé dont la France a honte». Ce qui semble être une fausse polémique reflète ainsi des propos soutenus par «une grande partie de l'électorat français, porté à travers des universitaires qui ont pignon sur rue». Il s'agit, pour le chercheur, d'une «incapacité de guérir et de reconnaître ses torts» et qui pousse à «tenir les autres responsables, rejoignant clairement l'idéologie impérialiste ou les missions civilisatrices de l'époque coloniale ainsi que ses rapports de domination». En intégrant les sciences humaines, sociales et politiques, à ce combat idéologique, «non seulement on renforce ce combat, mais en plus on accuse les universitaires qui réfléchissent aux réponses de sortie de ce conflit en les rendant parties prenantes», ce que Mehdi Alioua considère comme «très grave» et ce qui explique, d'après lui, les réactions générales suscités par les propos de la ministre.