Ce colloque a été l'occasion d'un dialogue avec la pensée d'Aziz Belal qui nous a permis de renouer avec une certaine conception du savoir, de l'engagement politique et de l'éthique. Je suis heureux d'avoir été parmi vous car sa pensée appartient à tous, et c'est pour moi une richesse de voir comment les différents professeurs, chercheurs et étudiants se situent par rapport à sa pensée et à ses écrits mais aussi sa manière d'être dans le monde. Je ne suis pas plus autorisé ou plus qualifié pour parler de sa pensée, et le fait qu'il y ait plusieurs manières de l'interpréter constitue une richesse, à condition bien sur de ne pas déformer ou détourner sa pensée. Une transmission entre générations d'intellectuels S'il est possible pour moi de parler ici de lui près de trente années après son décès c'est d'abord parce qu'il a laissé une production intellectuelle conséquente malgré sa disparition prématurée, à l'âge de 49 ans. Parler de lui ici, c'est parler de la possibilité d'une transmission non seulement entre un père et un fils, mais aussi, entre deux intellectuels qui ont choisi des disciplines différentes et deux générations d'intellectuels, qui ont la possibilité d'échanger à partir de traces écrites. Dans l'espace-temps de la lecture et de l'écriture, je suis en mesure de dialoguer avec lui sur des questions qui me préoccupent, nous sommes en mesure de dialoguer avec lui sur des questions qui nous préoccupent aujourd'hui, au Maroc, mais aussi dans le monde arabe et dans les pays du Sud. J'aimerais rappeler en quoi les contextes diffèrent et se recoupent. Du fait notamment de l'influence du marxisme, la grille de lecture dominante était largement économique, y compris chez des penseurs de la génération d'Aziz Belal qui n'étaient pas économistes mais historiens, et ici je pense notamment à Abdellah Laroui dans «L'Idéologie Arabe Contemporaine» ou dans «La Crise des Intellectuels Arabes» [1]. Mais il est également important de relever que la pensée d'Aziz Belal ne se limitait pas à l'économie mais se nourrissait des échanges avec les autres disciplines, notamment l'histoire, la sociologie et la philosophie politique. Il relève ainsi dans le dernier chapitre de L'Investissement au Maroc que «l'analyse des processus de développement doit se faire à la jonction de l'économique, du sociologique et du politique»[2]. Son ouvrage Développement et Facteurs non-Economiques [3] est un prolongement de cette approche. L'économie politique en tant que discipline était centrale dans le débat intellectuel des années 1960 et 1970, alors qu'elle a considérablement été appauvrie, et marginalisée depuis les années 1980, c'est à dire depuis la politique d'ajustement structurel initiée en 1983. Depuis, à part quelques notables exceptions, les élites marocaines se sont non seulement converties au néo-libéralisme, mais sont devenues totalement incompétentes en matière d'économie politique, se limitant à une conception managériale et gestionnaire de l'économie. Si ces élites ne s'intéressent plus qu'à la conjoncture, à la bourse et à la gestion des entreprises, c'est parce qu'elles sont aussi bénéficiaires de la globalisation néolibérale, de la libéralisation des marchés et beaucoup ont déserté les espaces de production du savoir comme l'université au profit de la technostructure du secteur public ou privé. Parler de la pensée et de l'œuvre d'Aziz Belal aujourd'hui c'est donc refuser tant la paresse intellectuelle qu'une conception utilitaire de la science économique. Parler de la pensée et l'œuvre de Aziz Belal c'est renouer avec une ambition disciplinaire qui s'appuie tant sur l'histoire économique que sur l'économie politique, et s'intéresse d'abord aux structures et aux rapports de pouvoir et de domination tant aux niveaux national qu'international. Je souhaite revenir ici sur sa manière d'aborder la question économique sous l'angle des rapports de domination. Pourquoi s'intéresser aux rapports de domination? C'est comprendre comment les inégalités se perpétuent et sont entretenues par des choix politiques. Faire de l'économie politique, c'est pour reprendre les termes du sociologue Pierre Bourdieu à propos de la sociologie, «un sport de combat». Transformer le réel sans aliénation Mais ce n'est pas seulement asséner des coups par la plume et la force de l'analyse et démasquer le colonialisme et le néo-colonialisme, le mettre à nu, c'est aussi proposer un projet émancipateur pour les déshérités. Si la pensée critique est le point de départ, elle n'a pas sa fin en elle-même et pour elle-même mais bien dans sa capacité à faire sens et à offrir les moyens de l'émancipation des femmes et des hommes. C'est en ce sens qu'il y a une dimension politique de l'économie ou que l'économie est politique. Je crois que c'était une dimension importante pour Aziz Belal, non pas la politique politicienne, mais la capacité de transformer le réel sans aliénation. C'est aussi en rapport avec son propre engagement politique et son souci d'être en permanence au plus près de la réalité marocaine, la réalité des travailleurs, des paysans, des déshérites et des jeunes. Près de cinquante années après la publication de L'Investissement au Maroc, la persistance de « la dépendance économique à l'égard de l'étranger » -sur laquelle cet ouvrage jetait la lumière- n'a pas été éliminée. Force est de constater que le néo-colonialisme aujourd'hui est bien plus présent qu'il ne l'a été dans les années 1960 et même qu'il ne l'a jamais été dans l'histoire du Maroc indépendant. Ce que j'appelle le néo-colonialisme, c'est avant tout la collusion des intérêts étrangers, en particulier français et marocains, dans presque tous les secteurs de l'économie: le système bancaire et financier, le tourisme, les télécommunications, la distribution commerciale, l'industrie, les services délégués de gestion des ressources vitales comme l'eau. II est difficile de ne pas trouver un secteur ou les intérêts français ne sont pas présents. La « sous-traitance » notamment dans le secteur des centres d'appel avec tout ce que ce terme peut avoir d'humiliant, véhicule une certaine conception non du travail mais du sous-travail qui renvoie lui-même non à une certaine conception de l'homme, mais de sous-hommes. C'est bien entendu la logique même du capitalisme, et c'est aussi le résultat d'un ensemble de décisions politiques de l'Etat marocain qui perpétue cette domination. Car le néo-colonialisme s'est développé au Maroc avec l'aval du régime marocain parce que ceux qui exercent le pouvoir politique, y ont vu aussi la manière d'accroitre considérablement leur fortune. Un des exemples les plus frappants de ce néo-colonialisme est l'assainissement et la distribution d'eau et d'électricité dans Casablanca avec le cas de la Lyonnaise des eaux de Casablanca (Lydec). On sait que la Lydec a été un marché attribué aux Français par la simple volonté d'Hassan II dans l'opacité la plus totale. La Lydec, dont on connaît les tarifs scandaleux d'eau et d'électricité, réalise des profits colossaux rapatriés en France. Dans d'autres secteurs, les entreprises françaises sont largement parties prenante de la corruption pour obtenir des marchés juteux. Le dernier exemple le plus scandaleux est le marché conclu de gré à gré pour la construction du TGV (Train à grande vitesse), marché que l'Allemagne a dénoncé parce qu'il ne correspondait pas aux critères minimum de transparence comme le recours à un appel d'offres. On sait aussi que plusieurs pays qui ont des moyens financiers bien plus importants que le nôtre et qui ont eu recours au TGV depuis des décennies ont décidé de l'abandonner parce que c'est un gouffre financier. Non seulement nous n'avons pas les moyens d'un tel achat pour lequel nous allons nous endetter ainsi que les générations futures pour des décennies, mais, en plus, son effet sur les populations les plus défavorisées sera quasi-nul voire contre-productif. Car avec un budget équivalent, nous aurions pu désenclaver le monde rural avec des lignes classiques de chemin de fer, ou permettre la construction de collèges et d'hôpitaux dans les zones enclavées et les plus pauvres du pays. La France est non seulement bénéficiaire à travers l'entreprise Alstom, mais aussi à travers l'Agence française pour le developpement (AFD) qui, comme beaucoup d'institutions de ce genre, ne porte de développement que le nom, et qui finance l'acquisition du TGV par un prêt au Maroc. Rappelons aussi que le premier portefeuille de projets de l'AFD dans le monde se trouve au Maroc. Et on sait que la France a fait pression sur le Maroc pour compenser la vente d'avions de chasse qui a bénéficié aux Etats-Unis au détriment d'entreprises françaises d'armement. Et je pourrais citer des dizaines d'autres exemples de néo-colonialisme économique. D'autres formes de néo-colonialisme se sont développées dans l'éducation et la formation des élites, ou encore dans la production culturelle. Rappelons que la France, ici encore, dispose au Maroc du premier réseau d'instituts français dans le monde. Ces instituts sont présents dans les principales villes du Maroc et sont totalement maîtres de leur programmation culturelle, qui sert à véhiculer la « mission civilisatrice » de la France. Prenez également pour exemple la première station de radio en termes de diffusion au Maroc, à savoir Medi 1. Cette radio est détenue à 51 % par les capitaux marocains et 49% par des capitaux français. Et il ne s'agit pas de n'importe quels capitaux français et marocains puisque 49% des capitaux de Medi 1 sont détenus par la CIRT (Compagnie internationale de radio-télévision), entreprise publique française sous contrôle direct du président de la République. Une des plus importantes radios du champ audiovisuel marocain est donc directement contrôlée par le palais de l'Elysée. Le reste des actions -soit 51 % du total- sont détenues par la BMCE et la SNI (Société nationale d'Investissement) qui gère la fortune de la famille royale. Je vous laisse imaginer ce que cela signifie en termes de ligne éditoriale. Puisque nous sommes aujourd'hui à Marrakech, regardez ce qu'est devenue la médina de cette ville. C'est un exemple patent de ce néo-colonialisme où tout ce qui représente la richesse d'une culture et d'une histoire est détourné. Cela me rappelle ce que Mehdi El-Mandjra appelle «les crimes culturels» qui coupent une société de ce passé au point de lui dénier tout droit à la préservation d'une mémoire culturelle. « L'aliénation» des élites Tout ce néo-colonialisme économique et culturel est plus profondément lié au rapport que nos élites entretiennent avec l'Occident. Aziz Belal y faisait référence lorsqu'il parlait de « l'aliénation » des élites. Nous avons en effet des élites qui se sont totalement coupées de notre passé et de notre culture, et qui pensent le Maroc comme une périphérie de l'Europe, ou plus précisément une banlieue de la France. Cette élite n'a aucune ambition culturelle ou civilisationnelle pour le Maroc et a été totalement conditionnée à penser uniquement dans le carcan français, et à adopter des questionnements et des visions du monde qui sont en total décalage avec la réalité marocaine. Cette aliénation culturelle a des conséquences directes sur le plan économique puisque nous avons des personnes formées en langue arabe qui se retrouvent exclues du marche du travail parce qu'elles ne maitrisent pas la langue française. C'est bien le monde à l'envers où le fait de ne pas maîtriser le français devient un facteur d'exclusion pour de jeunes diplômés mais aussi un facteur d'exclusion des postes de responsabilité pour des cadres dans la grande majorité des administrations publiques. Cette aliénation culturelle est le produit de la perpétuation des structures de pouvoir héritées de la colonisation. J'aimerai clarifier un point. Je ne suis en aucun cas contre le fait de maitriser les langues étrangères ou l'échange culturel ou intellectuel avec les pays étrangers. Mais cette ouverture linguistique et culturelle doit être équitable et elle doit reposer sur un pied d'égalité, et non pas sur la destruction et l'amnésie de notre culture et notre langue. Cela recoupe le débat qu'il y a eu au sein de ce colloque sur la question de l'absence de référence à des auteurs marocains dans des travaux universitaires produits au Maroc et portant sur le Maroc. Encore une fois, il ne s'agit pas ici de dire qu'il faut avoir uniquement des auteurs marocains ou de vivre dans un monde clos mais précisément d'avoir un échange dialectique entre ce qui se fait au Maroc, dans le monde arabe et à l'étranger. L'économiste Russe Youri Popov rappelait que l'étude scientifique du néo-colonialisme est un des aspects importants de l'œuvre d'Aziz Belal: « Une des tâches majeures que se fixait Belal était l'analyse des principales causes de la situation dramatique dans laquelle se trouvent actuellement les pays en développement en général, et les pays arabes, en particulier. Sa conclusion est sans ambiguïté : le système impérialiste dans le passé et le néo-colonialisme aujourd'hui, voilà ce qui bloque l'évolution socio-économique des pays en développement et explique la reproduction du sous-développement».[4] * Intervention au colloque sur feu Aziz Belal organisé le 10 et 11 octobre 2013 par l'Université Cadi Ayyad, par son fils Youssef, professeur universitaire
Notes [2] Abdellah Laroui, L'Idéologie Arabe Contemporaine, Maspero, Paris, 1967 et La Crise des Intellectuels Arabes, Maspero, Paris, 1974. [3] Aziz Belal, L'Investissement au Maroc et ses enseignements en matière de développement économique, Paris- La Haye, Mouton, 1968, p.390. [3] Aziz Belal, Développement et Facteurs non-Economiques, SMER, 1980. [4] Allocution de l'économiste Russe Youri Popov au symposium international autour de la pensée d'Aziz Belal tenu en novembre 1982 à Casablanca, http://albayane.press.ma/index.php?option=com_content&view=article&id=17094:allocution-du-professeur-youri-popov-urss-au-symposium-international-tenu-en-novembre-1982-a-casablanca-&catid=46:societe&Itemid=121.