Le leader de la formation islamiste du PJD a vivement réagi à propos de la couverture de « Maroc Hebdo » qui avait pour titre : « Benkirane, le grand bluff ». Dès vendredi matin, il a téléphoné, rudement d'ailleurs, à la direction du journal et a essayé de me joindre mais j'étais à l'étranger depuis deux jours. Il s'en est ensuite pris à moi personnellement en tant que signataire de l'article lors d'une réunion tenue samedi à Salé, au cinéma Hollywood. Je pourrais mettre cela, sans jeu de mots facile, sur le compte du cinéma, je veux dire de « son » cinéma habituel…Mais je voudrais aller plus loin et mettre les choses au net. Pour commencer, je lui concède volontiers que le titre était excessif, sensationnaliste – ce que je regrette. D'ailleurs, il a été décidé par la rédaction en chef sans que j'en sois avisé. Mais c'est sur le fond, qu'ai-je écrit ? Qu'après plus de quatre exercices annuels de gestion gouvernementale et à six mois du terme de son mandat avec les prochaines élections législatives du 7 octobre, il était indiqué d'esquisser un bilan de ce cabinet, avec son actif et son passif. Benkirane a-t-il réussi ? Tient-il « sa » majorité au gouvernement et à la Chambre des représentants ? J'ai relevé à ce sujet des points négatifs : le départ du parti de l'Istiqlal en juillet 2013, l'entrée du RNI en octobre de cette même année, les difficultés qu'il a à faire prévaloir son autorité – ou à tout le moins son arbitrage – notamment à l'endroit des ministres RNI (Aziz Akhennouch et Mohamed Boussaid) et même d'un ministre technocrate comme Rachid Benmokhtar, à la tête du département de l'éducation nationale. Par-delà ces difficultés et la médiante de la croissance couplée à un taux de chômage de 10% se posent de fait plusieurs questions touchant son rôle et le périmètre de ses attributions. Quand Salaheddine Mezouar, patron du RNI parle de « tahakkoum » imputé au Chef du gouvernement, il pose un problème de gouvernance mal assurée et de dysfonctionnements dans la machine gouvernementale. Quand le Fonds spécial de 55 milliards de DH en faveur de la promotion du monde rural est confié au ministre de l'agriculture en qualité de seul ordonnateur, n'est-ce-pas parce que le Chef du gouvernement a été jugé inapte à conduire ce programme quinquennal ? Quand le ministre de l'éducation nationale est publiquement mis en cause – lors d'une séance de la Chambre des représentants – sur l'introduction des langues étrangères dans les programmes scolaires n'est-ce pas parce qu'un travail de concertation et d'arbitrage n'a pas été engagé par le chef du cabinet ? En me mettant en cause, Abdelilah Benkirane s'absout de tout cela et préfère incriminer ma personne. Il invoque encore je ne sais trop quelle instrumentalisation « conspirationniste» dont je serais l'un des éléments. Ce qui le dispense d'une réflexion sur la nature et la dimension des forces sociales en présence et de la dynamique brouillonne et confuse qui pèse sur la vie politique. Il se trompe de registre : c'est en effet dans son terrain qu'il devrait porter le débat et la contradiction le cas échéant. Sauf à considérer qu'il veut peut-être formater la presse nationale et lui imposer les « bonnes paroles » - les siennes - , toutes les autres étant frappées d'anathème et d'excommunication. Il se veut un démocrate et il va même plus loin en considérant que sa formation islamiste est le véritable rempart de la démocratie et ce par opposition à toutes les autres – partis, acteurs associatifs…- jugées disqualifiées voire illégitimes pour lui disputer ce label d'origine. En tout cas, au vu de ses sorties répétées contre les uns et les autres, il se présente surtout comme un homme de « fatwas»…Comment ne pas ajouter dans cette même ligne autre chose : le chef du PJD profite – use et abuse même - de l'espace démocratique actuel qui a été laborieusement conforté depuis une quinzaine d'années par les grandes avancées du nouveau règne et pour lequel les forces démocratiques et progressistes nationales ont tant œuvré dans le passé ? J'estime à cet égard qu'il a encore bien des gages à donner pour se hisser dans ce premier cercle des démocrates, qui lui, distingue bien entre le substrat religieux qui est le référentiel de la communauté nationale et l'instrumentalisation de ce socle à des fins électorales et politiques. Benkirane sensible à la critique ? « Je crois que Benkirane n'a pas réussi à régler le fonctionnement de son logiciel politique. Par tempérament, parce qu'il est d'un naturel rugueux, abrupt, sanguin, c'est l'impulsivité qui domine dans ses réactions : tout le monde l'a vu au Parlement ou ailleurs. Par culture aussi, il ne se prête pas volontiers au dialogue pas plus qu'il n'accepte l'interpellation. Par dogme enfin, je veux parler de ses croyances qui sont définitives : son univers est le suivant, « Il y a moi, il y a nous au PJD d'un côté et les autres, tous les autres, de l'autre côté ». C'est là une bipolarité qui est d'ailleurs consubstantielle à des partis religieux de cette nature. Elle a pris des formes brutales et violentes en Egypte, en Tunisie et ailleurs. Mais au Maroc, elle se heurte à deux murailles : celle de la monarchie et de la Commanderie des Croyants qui a un statut normatif, historique et un leadership ; celle aussi d'une société attachée à ses constantes – dont l'Islam – mais aussi à des valeurs d'ouvertures, de dialogue de compromis où prévaut le pluralisme socioculturel comme facteur d'équilibre et de régulation. Ce n'est pas un hasard si aucun parti n'arrive à être dominant ou hégémonique : la cohésion sociale est préservée au final malgré le large spectre de la carte partisane et politique. Les scores électoraux des uns et des autres varient, suivant les scrutins, mais tout en exprimant les multiples composants du corps social. Et les résultats exceptionnels du PJD en novembre 2011 ne doivent pas faire illusion et conduire ce parti à une sorte de vertige. Les chiffres qu'il a obtenus sont liés pour partie à un effet d'aubaine provoqué par le printemps arabe ; ils ont traduit une vaste aspiration au « changement ». En 2016, tel n'est plus le cas puisque la formation islamiste est désormais comptable d'un bilan de gestion de plus de quatre ans. Et rien n'exclut qu'elle soit pénalisée du fait de la reddition électorale et politique des comptes par un vote sanction frappant les promesses faites et les objectifs annoncés qui n'ont pas été tenus. Ecrire sur le PAM comme je l'ai fait sur le PJD ? Abdelilah Benkirane a une mémoire sélective. Son argument n'est pas recevable ? Ecrire sur le PAM, mais je crois que j'ai suivi avec intérêt et assiduité les avatars multiples de ce parti. Je l'invite à consulter la collection de Maroc Hebdo avec par exemple ce titre de couverture : « Le PAM hors la loi » au lendemain de sa création en août 2009. Un traitement peu complaisant, plutôt sévère qui nous a été reproché par tant d'élus et de responsables du PAM. Mais il y a plus. Comment doit-on donc appréhender la vie partisane ? Sur la base des faits et des dits, bien sur. Mais aussi en essayant d'aller plus loin : quelle est leur offre politique ? Que font-ils pour gagner la réhabilitation aux yeux du citoyen ? Ce que je note en tout cas pour ce qui est du PJD c'est qu'il a tenu un discours électoral en 2011 puis un discours gouvernemental en janvier 2012 mais que, depuis, l'on a surtout à une forme consommée de populisme conjugué à des attaques personnelles, à des agressions verbales. Où est le modèle économique ou encore le modèle social ? Quel est son référentiel programmatique ? Suivant quelles priorités et quelles conditions de faisabilité ? Avec quelles alliances clairement identifiées ? Mon sentiment général aujourd'hui pour ce qui est du PJD est le suivant : cette formation islamiste a intégré le cadre institutionnel et même au premier plan. Elle a donné et « produit » ce qu'elle a pu. Elle s'est gouvernementalisée, ne jouissant plus de l'attractivité inédite de 2011. Est-elle porteuse de changement ? N'est-elle pas mobilisée aujourd'hui que par la « continuité » de son statut gouvernemental actuel et ce au-delà du 7 octobre 2016 ? De quoi pousser à rebattre les cartes dans six mois et contribuer à consolider un pôle démocratique réformateur de modernité, réarticulant le système des partis sur de nouvelles bases et des clivages plus conséquents.