Quels scénarios pour l'après-scrutin du 8 septembre ? Comment va-t-on gérer le « problème PJD » ? Quel avenir pour le PJD au sein de l'échiquier politique ? Quelle place pour le PAM ? Y aurait-il un nouveau blocage ? Quels partis pour mettre en œuvre le nouveau modèle de développement (NMD) ? Quel impact du nouveau paramétrage électoral (quotient) ? Autant de questions auxquelles le politologue Mustapha Sehimi a volontiers accepté de répondre. Entretien. Hespress : -Quels sont les enjeux des prochaines élections législatives, communales et régionales ? Mustapha Sehimi : -Les enjeux de ces élections sont de divers ordres. Le premier est la tenue du calendrier électoral : nous sommes dans une situation difficile liée à la pandémie et certaines rumeurs avaient été entretenues concernant un report des élections. Or, j'avais personnellement soutenu que ce ne sera pas le cas. Premièrement, car je sais que le Roi est extrêmement attaché au respect du calendrier institutionnel. Deuxièmement, parce que d'autres pays ont bien tenu des élections dans des conditions tout aussi difficiles, comme c'était le cas de la France, des Etats-Unis qui ont tenu les élections présidentielles, etc. Il n'y avait donc pas matière à reporter les élections, d'autant plus qu'une démocratie se fortifie dans la difficulté et dans l'épreuve et non pas dans un climat aseptisé. C'est d'ailleurs pour cela que la démocratie marocaine devrait faire preuve de sa capacité à s'exprimer à travers les résultats des élections dans des conditions difficiles. Ceci est, pour moi, un signe de la maturité et de la solidité de la construction démocratique. Le deuxième enjeu est évidemment d'ordre institutionnel, étant donné que le renouvellement d'un certain nombre d'institutions qui ont achevé leurs mandats s'impose. Il s'agit des institutions communales et régionales élues en septembre 2015 ; et des institutions nationales, à savoir, le Parlement élu en 2016, en l'occurrence, le mandat de cinq ans de la Chambre des représentants (2016-2021) et celui de six ans de la Chambre des Conseillers (2015-2021). Tous ces mandats arrivent à échéance en même temps. Nous sommes ainsi face à un calendrier électoral chargé, qui a pour objet de renouveler des institutions administratives, constitutionnelles, des collectivités territoriales, régionales et a fortiori nationales. Le troisième enjeu de ces échéances électorales est lié à leur potentiel d'amélioration ou non du processus de renouvellement des élites, aussi bien régionales, locales que nationales. C'est une question qui est à l'ordre du jour, et nous verrons à la lumière des résultats des trois scrutins du 8 septembre ce qu'il en sera de ce renouvellement. Il faut espérer qu'un renouvellement advienne, parce que la représentation politique dans ces institutions -le fait d'être un élu communal, régional ou parlementaire, n'est pas un métier, mais une vocation. Dit autrement, un dévouement pour les intérêts des citoyens et surtout pas un cadre statutaire où il doit y avoir des rentes et des rentiers. Je veux croire qu'il y aura un renouvellement significatif des élites, parce que sinon cela voudrait dire que nous serions passés à côté de nouvelles élites, de nouvelles potentialités : des jeunes, des femmes, des compétences dans d'autres milieux, etc. – Est-il judicieux de tenir les trois scrutins le même jour ? -C'est un changement intéressant de voir les élections régionales, communales et celles relatives à la Chambre des représentants se tenir le même jour. C'est une bonne initiative. On sait que le taux de participation aux élections des membres de la Chambre des représentants en 2016 était de 43,4% et on sait également que le taux de participation aux élections communales de 2015 était de 53%. Etant donné que les électeurs votent davantage pour les communes et les municipalités du fait qu'il y a plus de proximité, l'idée est de faire la jonction entre les trois modes de scrutins afin que la mobilisation plus forte lors des communales puisse tirer vers le haut en même temps le taux de participation des élections régionales et surtout de celles de la Chambre des représentants. Le deuxième aspect positif de la tenue simultanée des trois scrutins est la rationalisation des dépenses publiques importantes qui en découlent. Donc, il y a un gain réalisé sur le plan économique en matière d'amélioration de l'efficience des dépenses publiques. Autre atout à mettre en exergue dans ce sillage, est le fait de ne pas lasser les citoyens en les appelant à voter trois fois dans l'année ou dans les six mois (pour les communales, les régionales et les élections de la Chambre des représentants). L'expérience montre que « plus on vote, moins on vote ». Ce phénomène de saturation de la participation civique est une loi électorale. Vous ne pouvez pas appeler les citoyens à voter trois fois dans l'année : c'est beaucoup, et ne nourrit donc pas forcément une mobilisation. N'oublions pas que l'opération de vote donne lieu à des attroupements, des campagnes électorales, des réunions, etc. Il y a ainsi la crainte de se retrouver en trois agendas différents avec d'autres électeurs et donc le risque effectif de la contagion du virus. Autant dire que c'est une bonne initiative. -À quoi vous attendez-vous en matière de participation ? -Personne ne sait quelle va être la participation électorale. En revanche, on a une fourchette, on a des simulations qui ont été faites entre autres par le département de l'Intérieur et par les partis qui connaissent le terrain. Le Chef du gouvernement, voici une quinzaine de jours, avait dit qu'il escomptait un taux de participation de 45%, soit un taux supérieur de deux points par rapport à celui des élections législatives de 2016 qui était de l'ordre 43%. Il est souhaitable d'assister à une augmentation du taux de la participation électorale, mais cela reste problématique pour deux raisons. D'abord, la manière dont se déroulera la campagne électorale qui vient de commencer. Eh oui ! Cette campagne provoquera-t-elle ou non une grande mobilisation des citoyens ? Personne ne sait. Il se trouve également que cette campagne électorale sera minorée. Elle n'aura ni l'ampleur, ni la dimension, ni la vigueur des précédentes campagnes du fait du contexte sanitaire. D'autant plus que la circulaire du ministère de l'Intérieur exige un plafond de 25 personnes par réunion. En revanche, le ministère de l'Intérieur a sorti une autre circulaire autorisant les marches, à condition qu'elles soient annoncées la veille auprès de l'autorité administrative compétente, qu'elles soient bien organisées, etc. Il est donc évident, dans ce contexte-là, qu'il n'y aura ni les grandes messes électorales d'avant, ni des meetings de milliers de personnes, ni des réunions aussi importantes ... C'est une campagne pénalisée par la crise sanitaire et, par conséquent, par la difficulté de tenir des rassemblements. Or, l'important pour les partis politiques est de porter un ou des messages avec leurs projets, leurs propositions, leurs promesses, etc. Cette difficulté est un élément qui, forcément, n'est pas de nature à motiver de manière significative les électeurs pour voter et encore moins à entraîner leur adhésion. Dans ce contexte serré, les partis politiques devront composer avec des difficultés pour se présenter, faire valoir leur identité ainsi que les évolutions et les progrès réalisés et les promesses à venir. Autant de facteurs cumulatifs qui ne favorisent pas une très forte participation électorale. -Pourriez-vous faire un pronostic ? -Compte tenu de ces conditions objectives, on devra se satisfaire d'un taux se situant autour de 40%. À plus forte raison qu'une autre difficulté pèse sur les partis politiques et, partant, sur la campagne électorale et ainsi sur la remotivation civique des citoyens, à savoir l'offre politique qui n'est elle-même pas d'une grande netteté. À ce propos, deux constats frappants sont à dresser : l'existence d'un tronc commun de généralités (la santé, l'habitat, l'école, l'emploi, le travail, etc.) entre des programmes interchangeables ; et le poids du nouveau modèle de développement (NMD) qui fixe des axes stratégiques et qui par la même réduit la spécificité des partis politiques. Tous les partis politiques, excepté la Fédération de la Gauche démocratique (FGD), s'inscrivent dans le cadre des axes stratégiques et de la vision du NMD, augmentant la difficulté de se distinguer les uns des autres. Sont-ils tous d'accord sur les axes du NMD, lesquels vont jusqu'à 2035, soit couvrant cette législature et deux autres à venir ? Etant donné qu'il y a un tronc commun, validé d'ailleurs par le Roi comme vision stratégique jusqu'en 2035, la difficulté qui se présentera pour les partis sera de savoir comment se donner une identité. Comment se donner une lisibilité, une visibilité pour ce qui est de leurs programmes respectifs ? Tout cela n'est pas de nature à susciter de l'engouement particulier chez les électeurs. Ces derniers diront tous, pour employer une formule populaire, "Haj Moussa, Moussa Haj". L'autre élément qui joue en faveur de la difficulté de mobilisation des électeurs relève du fait que tous les partis, sauf deux, sont comptables du bilan. Il y a les partis sortants, en l'occurrence, le PJD, le RNI, l'USFP, l'UC et le MP. Le PJD, en la personne de son secrétaire général, est au gouvernement depuis janvier 2012 : il dirige l'exécutif depuis 10 ans, et demeure, forcément, comptable d'un bilan qui est ce qu'il est. Il y a certes des acquis, un actif et un passif, mais les citoyens savent que les grandes réformes ont été mises en place à l'initiative du Roi. La régionalisation, la réforme du système scolaire et des systèmes éducatif et professionnel, la généralisation du préscolaire, la protection sociale, le grand chantier de la protection sociale jusqu'en 2025... Tout cela a été mis en œuvre à l'initiative du Roi, qui a lancé et accompagné ces mesures et veillé à ce qu'elles se réalisent. Ce qu'a fait ce gouvernement ne lui appartient pas en propre. Il y a deux partis qui ne sont pas comptables du bilan, mais à des titres différents. Le parti de l'Istiqlal, qui a quitté le gouvernement en janvier 2013, est le mieux placé pour se démarquer par rapport à ce bilan parce qu'il est dans l'opposition depuis 8 ans. Outre le fait d'être bien placé pour dire : "ce qui a été fait n'a pas donné les résultats escomptés, il faut faire autre chose", il est le plus à l'aise pour s'inscrire dans une autre dynamique des politiques publiques. Il y a également le PPS, à un moindre degré, et qui est dans l'opposition depuis trois ans après avoir quitté le gouvernement en 2018. Il tient aussi ce discours en disant "nous avons quitté le gouvernement parce qu'un certain nombre de choses n'ont pas été faites ou ont été faites lentement" et rebondit comme un parti de proposition alternative. -Qu'en est-il du PAM? Quelle place tient-il dans cette course ? -Le PAM est-il audible ? D'abord, le PAM a traversé une crise interne majeure avec des luttes intestines qui ont conduit à une situation chaotique avec le départ forcé de l'ancien secrétaire général Abdelhakim Benchemmach et son remplacement aux forceps par Abdellatif Ouahbi en février 2020. Aujourd'hui, le même PAM qui était déjà en proie à des luttes intestines et à des divisions internes n'arrive même plus à réunir son Conseil national. Ceci prouve que le parti traverse une crise organique majeure. Il fait l'objet de beaucoup de départs, avec plus d'une vingtaine de députés sortants du PAM qui ont rejoint le RNI. Le PAM pâtit également des conditions mêmes dans lesquelles il a été créé. C'est un parti qui a rejeté dans l'opposition. D'abord, il a été victime des événements du 20 février 2011 et du printemps arabe puisqu'évidemment, il était décalé par rapport aux aspirations aux changements qui ont été exprimées pendant le printemps arabe. Puis, il n'a été accepté ni dans le gouvernement Benkirane (2012-2016) ni dans le gouvernement El Othmani 2017-2021. Il est très difficile pour ce parti de porter un programme particulier d'autant plus qu'il était à l'étroit dans l'opposition –car le champ de l'opposition était déjà occupé par l'Istiqlal, qui a une autre dimension que le PAM, et par le PPS depuis trois ans. Le PAM est un cahier sans programme : son programme est caractérisé par des généralités. Il est également pénalisé par le fait qu'il est considéré comme un parti administratif. Aussi, s'il y a un vote protestataire et contestataire, les voix iront vers des partis de l'opposition historique membres de la Koutla (Istiqlal et PPS). Enfin, le PAM est en difficulté parce qu'il n'est pas accepté par certains partis membres de la majorité sortante. Il a des rapports extrêmement difficiles avec le RNI, du fait que ce dernier a fait transhumer vers lui une vingtaine de députés du PAM. Il n'est pas davantage accepté par l'USFP, par l'UC, ou par le MP, parce qu'en 2016, il avait siphonné à l'UC et au MP plus d'une trentaine de députés. Tout cela reste présent dans les mémoires, et la place du PAM n'est pas considérée comme légitime sur l'échiquier politique marocain. -À quoi servent les programmes des partis politiques si tout ce qui est d'ordre stratégique est déjà fixé par le NMD ? -Nous avons maintenant un cahier des charges général jusqu'en 2035, qui a été validé par la plus haute autorité du Royaume. La question qui se pose est donc de savoir qui va porter et incarner ces réformes à mener durant les prochaines législatures, ou du moins jusqu'en 2026. Ce qui complique les choses, est qu'il demeure très difficile de faire un classement des partis les mieux qualifiés pour traduire en politiques publiques les priorités et les stratégies du NMD. Pour autant, on considère que ce n'est pas le PJD qui est le mieux placé. -Pourquoi le PJD n'en serait-il pas capable selon vous ? -Le PJD a fait ce qu'il a pu durant deux législatures. Il a dirigé deux gouvernements, donnant ainsi la mesure de ce qu'il pouvait faire. Sa capacité de faire est considérée comme sujette à caution, c'est-à-dire qu'elle n'est pas considérée comme satisfaisante ; on considère par ailleurs qu'il faut une autre option : confier l'Exécutif à des partis susceptibles de mener ces réformes inscrites au titre du NMD. Ces deux partis sont le RNI et l'Istiqlal. On verra, ce sont les urnes qui vont trancher. En théorie, si le PJD arrive en tête, il sera naturellement appelé par le Roi à former et à diriger le gouvernement (sur la base de l'article 47 de la Constitution). Le Roi, dans le respect de la Constitution et des principes de la démocratie, désignera quelqu'un du PJD pour diriger le gouvernement et former une majorité. Toutefois, le problème qui se posera dans ce cas est celui de savoir s'il pourra mettre sur pied une majorité. Cette personne aura d'ailleurs un délai de 15 jours, comme l'avait eu El Othmani le 17 mars 2017, pour former le gouvernement. El Othmani avait respecté ce délai, puisque 18 jours plus tard, il avait réussi à former une majorité après des négociations avec des alliés. Mon hypothèse est que le PJD, même s'il arrive premier, n'arrivera pas à former une majorité. Pourquoi ? Parce que les demandes, les revendications et les prétentions de ses potentiels futurs alliés seront telles qu'aucune formule consensuelle ne pourra être arrêtée. Les deux grands partis, à savoir le RNI et l'Istiqlal, auront des demandes et des prétentions qui seront jugées difficilement acceptables par le PJD. Dans ces conditions, celui-ci n'arrivera pas à former une majorité : c'est mon hypothèse prioritaire. Le PJD l'a d'ailleurs compris, puisqu'il s'est rapproché du PAM et qu'il espère avec ses voix et celles du PAM arriver à 130 voire à 140 députés. Auquel cas, il lui manquera quand même une soixantaine de députés pour avoir la majorité absolue. C'est ceci qui explique le rapprochement entre le PJD et le PAM d'Ouahbi. Ceci dit, chacun a son calcul. El Othmani met au chaud un allié potentiel en lui donnant des assurances de participation s'il serait appelé à former le gouvernement, tandis que Ouahbi est conscient que personne ne veut de son parti depuis 2011. Il devrait se dire que pour être dans la future majorité, il n'a pas mieux que de se faire une place aux côtés du PJD. C'est une formule pas du tout évidente. -Que se passera-t-il dans ce cas-là, c'est-à-dire, si le PJD a du mal à former une majorité ? -À ce moment-là, le PJD, ne pouvant pas diriger le gouvernement parce qu'il n'aura pas une majorité, aura le choix entre deux options : basculer dans l'opposition, ou être partie prenante dans une nouvelle majorité dont le chef de l'Exécutif serait issu d'un autre parti, en l'occurrence, le RNI ou l'Istiqlal. Au cas où le PJD n'arriverait pas à former une majorité et avoir la direction de l'Exécutif, il acceptera de faire partie de la future majorité. Mais, est-ce que les autres partis voudront avoir le PJD comme composante de la majorité ? Je n'en suis pas sûr. -Dans une déclaration à Hespress Ar, vous avez assuré que le l'Etat ne veut pas du PJD à la tête du gouvernement durant le prochain quinquennat. Pourriez-vous développer cette lecture davantage ? -C'est un point de vue. La tonalité générale est qu'évidemment, une troisième législature du PJD n'est ni souhaitée ni souhaitable. C'est la tonalité générale dans un certain nombre de cercles de pouvoir. Attention, je ne suis pas autorisé à parler au nom du Palais. Je dis bien dans certains cercles de décisions. Ceci dit, j'assume mon point de vue personnel. Ce n'est pas une bonne chose qu'une formation islamiste puisse faire une troisième législature et diriger un troisième cabinet, pour deux raisons. La première est qu'une troisième législature voudrait dire que pendant 15 ans, une formation islamiste serait devenue centrale, structurante et régulatrice non seulement du système des partis, mais aussi de la vie politique nationale. Ce sera un élément de déséquilibre de la vie politique marocaine, car cela rejettera l'opposition et conduira à minorer des partis qui ont, chacun, une histoire et un parcours. Est-ce qu'on peut rejeter dans l'opposition l'Istiqlal plus longtemps ? Est-ce qu'on peut rejeter dans l'opposition l'USFP, le PPS, le MP, etc. ? Je ne le crois pas. Le système partisan au Maroc est fait de telle sorte qu'il est pluriel et pluraliste avec des équilibres, des alliances et des compromis. Le fait que ce parti devienne central, pour moi, n'est pas un facteur de stabilisation de la vie politique. Quel serait le rôle du Roi dans des situations de ce type ? Le Roi se retrouverait, du fait de l'application mécanique de l'article 47 de la Constitution, en trois circonstances différentes (soit en 2011, en 2016 et en 2021) devant une situation qu'il ne pourrait pas réguler parce que ce sont les résultats arithmétiques du scrutin qui s'imposeraient. Personnellement, j'ai une autre conception du statut royal et du rôle royal, parce que c'est une institution de régulation et, d'ailleurs, l'article 42 de la Constitution le dit : le Roi est garant du bon fonctionnement des institutions. Ma question est donc la suivante : est-ce que le bon fonctionnement des institutions est compatible avec un parti islamiste qui dirigerait le gouvernement pendant 15 ans ? Je ne le crois pas. C'est pour cela que je considère que le bon fonctionnement des institutions implique qu'un parti islamiste ne puisse pas faire un troisième mandat, d'autant plus que son bilan de gestion gouvernementale est discutable. On ne peut pas dire que les citoyens sont satisfaits des 10 ans du gouvernement PJD. Il y a forcément une nouvelle donne majeure dans la vie gouvernementale, il y a de nouvelles réformes et ce parti-là est un parti qui a épuisé toutes ses capacités de changement. Je ne crois d'ailleurs qu'il n'est porteur ni de changement ni d'une nouvelle vision ou génération de réformes. Toutes les grandes réformes ont été initiées par le Roi et ne viennent pas du PJD. Ce dernier est devenu un parti gestionnaire et conservateur. Autrement dit, il gère l'existant et n'a pas beaucoup d'audace ou d'esprit réformiste, de capacité de réforme, de vision, de prospective. C'est tellement vrai au vu de leur programme électoral dont j'ai un certain nombre d'éléments à ma disposition. D'ailleurs, le Chef du gouvernement a publié le bilan de son gouvernement et des perspectives à venir. Il y indique « nous nous inscrivons dans le cadre de l'application des hautes orientations royales ». C'est-à-dire qu'ils essayent de récupérer les orientations royales pour dire qu'ils sont les mieux placés pour les appliquer. Néanmoins, notons que pendant 5 ans, ils n'ont pas appliqué les orientations royales, puisque le roi est intervenu à chaque fois pour décider des mesures, pour siffler, pour sanctionner, pour limoger, etc. parce que le rythme des réformes gouvernementales n'était pas satisfaisant. -S'agissant du PJD, le nouveau paramétrage des règles du jeu, notamment, le quotient électoral, réussira-t-il à juguler « l'hégémonie » du PJD ? -Le PJD n'a pas d'hégémonie. Certes, il a une hégémonie arithmétique, puisqu'il a collecté un 1,6 million de voix en 2016, lui donnant accès à 124 sièges. Ces résultats représentent 7,5% des suffrages : on ne peut donc pas dire que c'est un parti hégémonique. En revanche, son acquis majeur est qu'il a enfin trouvé un statut stabilisé au sein du système politique, ce qui n'était pas le cas avant. Initialement, ce parti était réprimé du temps des premières années de sa genèse avec Chabiba Islamia, avant d'être parrainé par le MPDC en 1997. Il y avait alors 9 députés islamistes, toutefois avec l'étiquette MPDC et non pas PJD. Ils avaient été parrainés par Dr El Khatib, à l'époque secrétaire général du MPDC. En 1998, ils ont créé le PJD, et sont passés à 42 députés en 2002, à 49 en 2007, à 102 en 2011 et à 124 en 2016. Il y a eu donc là un processus d'intégration, enfin, d'une formation islamiste dans le cadre institutionnel. Le deuxième acquis du PJD est qu'il est devenu un parti gouvernemental pendant 10 ans. Après tout, il pouvait intégrer le cadre institutionnel tout en restant dans l'opposition. Mais ce n'est pas le cas : il est devenu un parti gouvernemental. Il s'agit là d'une situation de normalisation de la place et du rôle d'un parti à référentiel islamiste. Cette normalisation est un acquis de la démocratie, c'est-à-dire que tous les partis marocains s'inscrivent dans le cadre institutionnel avec les règles imposées par l'état de droit et les exigences de la loi. Je considère qu'il a fait le plein de son expansion, et que maintenant, il lui reste à préserver ce capital, avec des variations et des conjonctures diverses. On verra ce que donneront les résultats de septembre, mais ce qui demeure important à mes yeux, est le fait qu'il soit devenu un parti à part entière dans le système institutionnel. Ceci est en soi un élément en faveur de la construction démocratique, qui se renforce quand tous les acteurs sont dans le cadre légal et constitutionnel. Est-ce qu'il a des chances d'expansion à terme ? Je ne crois pas qu'il ait des chances d'expansion à terme, parce que son passage dans le gouvernement pendant 10 ans a montré ce qu'il pouvait faire, mais, en même temps, les limites de ses capacités réformatrices. Il est légitime dans le champ politique national, y sera toujours présent parce que la sensibilité à référentiel islamiste est présente dans notre société, et parce qu'il bénéficie en creux -si je puis dire, des difficultés de l'alternative chez les autres. C'est aussi parce que les autres sont dans une situation de faiblesse et de division, et qu'il en bénéficie, qu'il a ce statut. Un autre avantage du PJD par rapport à tous les autres partis, en tout cas par rapport à la majorité d'entre eux et à l'exception peut-être de l'Istiqlal, est qu'il est un parti de proximité. C'est un parti qui a un maillage organique territorial quasiment national, où il y a beaucoup de militantisme de terrain, à caractère social ou derrière un paravent social (aide sociale, enfants, scolarisation, réseau associatif, présence dans les quartiers, etc.), et cela lui donne une réserve électorale importante que n'ont pas les autres partis. C'est une réserve qu'avait par exemple l'Union socialiste (l'USFP) dans le temps, mais l'USFP a déserté le terrain depuis une bonne vingtaine d'années. Ainsi, au niveau de l'action par la proximité, il aura toujours un avantage comparatif par rapport aux autres partis. Le seul autre parti qui fait également du terrain et qui a une implantation importante dans la société est le parti de l'Istiqlal (PI). Mais cela tient à des raisons historiques ainsi qu'à la structure de ce parti qui a la machine partisane la mieux organisée de tous les partis politiques. Le PI a des inspecteurs de parti dans les villes, dans les régions, organise des réunions, etc. Il y a en effet une culture de l'organisation dans le parti de l'Istiqlal qui est intéressante à relever. -Le phénomène d'abstention risque de gagner du terrain au vu de la morosité du climat politique et des répercussions de Dame Covid ? Ce phénomène servirait-il le PJD ? -Le problème de l'abstention au Maroc est préoccupant. Nous avons 24 millions d'électeurs en âge de voter (plus de 18 ans). La dernière liste du corps électoral est de près de 18 millions d'électeurs inscrits (17.983.490 inscrits exactement). Pour ce qui est des données arithmétiques, sur ces 18 millions d'électeurs inscrits, combien voteront-ils ? Il y aura entre 7 et 7,5 millions de votants, parmi lesquels on comptera pratiquement 1 million de bulletins nuls et de bulletins blancs. Eh oui ! Avec même 8 millions de suffrages exprimés, le taux de participation électorale oscillerait entre 40 et 43 % tout au plus. S'agissant des raisons de cet abstentionnisme, je dirai que l'offre partisane n'est pas considérée comme attractive et motivante. Nous avons 32 partis au Maroc qui sont reconnus, et dont la liste a été donnée par le Ministère de l'Intérieur il y a un mois. Sur ces 32 partis, 12 avaient jusqu'à maintenant une représentation parlementaire, et 8 avaient des groupes parlementaires. [Cette fois-ci, NDLR], ça se jouera entre 6 et 8 partis politiques. La nouveauté à prendre en compte aujourd'hui est le quotient électoral. Ce paramètre devrait permettre la représentation de petits partis, avec deux à trois sièges, ce qui n'était pas le cas dans l'ancien système électoral. Pour autant, reste la question de l'abstentionnisme. L'abstentionnisme découle d'une insuffisance d'éducation civique et d'une faiblesse de l'offre partisane. Quels sont les programmes des partis, jugés attractifs, qui pousseront les électeurs à aller voter davantage : c'est une question. Il y a aussi le fait que le phénomène de transhumance ne crédibilise pas les partis politiques : les électeurs voient des élus passer d'un parti à un autre, démissionner, etc. ce qui ne permet pas de donner une idée positive des élus. Enfin, il y a les sceptiques, soit ceux qui optent pour ce qu'on appelle dans le vocabulaire de sciences politiques « l'abstentionnisme de combat ». C'est quand vous vous inscrivez sur la liste électorale, vous allez aux urnes, et vous mettez une croix : cela signifie que vous contestez les choix qui vous sont offerts. -N'est-ce pas en quelque sorte l'équivalent du vote blanc ? -Non, ce n'est pas pareil. Le vote blanc est à un moindre degré. Le vote nul renvoie à une récusation du principe même de la procédure de vote et du système de vote. Entre le vote blanc et le vote nul, il existe une différence de degré et une différence de nature. Le vote blanc consister à aller aux urnes pour dire « ça ne me plaît pas, je vote [blanc, NDLR] ». Cependant, lorsque vous barrez le bulletin, c'est un bulletin nul, c'est-à-dire que vous récusez les choix qui vous sont offerts. Pour finir, notons que certaines questions s'invitent d'elles-mêmes. La construction démocratique a-t-elle avancé ? Les citoyens sont-ils mobilisés pour consolider la construction démocratique ? Les élections qui viennent vont-elles contribuer à redonner un nouvel élan à la transition démocratique ? Relevons que les partis politiques ne font plus référence à la transition démocratique dans leur discours, ce qui n'était pas le cas il y a dix ans. Ceci montre l'existence d'un affaissement des ferveurs partisanes et des ferveurs militantes et, ceci également, est une grande question.