Dans le cadre du débat public suscité par l'intervention musclée des forces de l'ordre contre les enseignants stagiaires, la tendance a pris une double orientation : la justification au sein des cercles gouvernementaux, et la condamnation par la société civile en général et par les ONG de défense des droits d'une façon plus particulière. Dans d'autres aréopages, on a préféré parler de la légitimité de la cause des enseignants, ou de son illégitimité. Ailleurs, enfin, selon des gens plutôt proches du gouvernement, on a choisi de parler d'une « atteinte à la nation », allant même jusqu'à évoquer cette fameuse « théorie du complot », une thèse devenue fréquente et répétitive à chaque mouvement social ou revendication d'un groupe ou d'un autre… Si ce qui est arrivé à ces jeunes stagiaires est impropre au Maroc du 21ème siècle, ou du moins inadéquat, et qu'il est également indigne d'un gouvernement supposé préserver la dignité du citoyen et porter haut la notion de défense du droit et de la loi, il existe cependant d'autres interrogations qui sont loin des aspects juridiques ou ceux se rapportant aux droits de l'Homme. En effet, il y a une autre manière de considérer les choses, sous l'angle des pertes et des gains dans cette affaire, sur les plans économique, social et aussi politique. 1/ D'un point de vue économique, on retiendra que des centaines d'enseignants qui travaillent dans des centres de formation n'ont pas pu dispenser leurs cours depuis plus de deux mois. Les amateurs de calculs auront le loisir de compter combien cette grève et ce boycott auront compté d'heures perdues, tant pour les stagiaires que pour leurs professeurs. On trouvera très certainement des milliers d'heures perdues, qui sont tout de même payées par l'Etat. Les choses ne s'arrêtent pas là car les centres de formation qui abritent les jeunes enseignants stagiaires ont été ouverts ces dernières années seulement, et leur construction a nécessité des centaines d'emplois, produit des dizaines de bâtiments et tous les équipements qui vont avec… Les matheux sont à nouveau invités à estimer les millions de dirhams engloutis dans ces travaux, constructions, aménagements et équipements, pour mettre en place les centres aujourd'hui désertés par leurs étudiants. Quelle est donc l'utilité de ces centres relevant, pour une raison inconnue, du ministère de l'Education nationale et non de celui de l'Enseignement supérieur, puisque leur mission s'arrête à la formation et non, ensuite, au recrutement ? Quelle est la différence entre ces centres et des écoles supérieures de formation d'enseignants et de toutes ces facultés qui assurent des formations d'enseignants et de formateurs ? Et donc, sur le plan économique, le coût de cette grève menée par les enseignants stagiaires apparaît très élevé, trop élevé, à une époque où la bonne gestion des deniers publics est ressassée à l'envi par les responsables politiques. 2/ D'un point de vue social, l'affaire des enseignants stagiaires ne saurait être dissociée des autres problèmes sociaux dans le traitement par les pouvoirs publics. Le grand absent dans cette histoire, qui gonfle et qui fait effet d'avalanche, comme dans les autres conflits sociaux, est le dialogue, ce dialogue qui nous manque tant dans nos problèmes. Il est probable que le chef du gouvernement est animé d'une grande confiance en lui-même, qui l'a conduit à jurer ses grands dieux qu'il ne reviendra pas sur les deux décrets qui ont fait sortir ces milliers d'enseignants stagiaires dans les rues. Mais ces choses-là, il faut le souligner, ne se règlent pas par les serments car elles dépassent les personnes et menacent directement la paix sociale. Il semblerait que la responsabilité de ce conflit incombe en premier lieu au ministère de l'Education nationale quand il avait décidé d'accueillir 10.000 jeunes dans ses centres de formation alors même qu'il ne pouvait en recruter que 7.000. L'affaire, donc, se réduit au cas de 3.000 enseignants stagiaires. Et si l'école publique nécessite en réalité 10.000 nouveaux enseignants, alors l'insistance sur le coût budgétaire et l'indifférence affichée face aux autres conséquences n'auront finalement abouti qu'à compliquer les choses bien qu'elles ne le sont déjà. 3/ D'un point de vue politique, il est du plein droit de l'opposition de faire le compte des erreurs du gouvernement car cela est sa fonction et sa mission. Il appartient également à cette opposition de s'élever contre la dilapidation de l'argent public et aussi contre l'atteinte à la dignité des citoyens à travers l'utilisation de moyens de répression que l'on croyait révolus. S'il y a instrumentalisation politique de cette affaire, c'est au gouvernement de se le reprocher, lui qui a offert cette opportunité à ses détracteurs qui ont vu là une occasion en or de le critiquer. La théorie du complot avancée par le gouvernement et certains de ses ministres qui optent pour la fuite en avant est ainsi clairement établie, mais en soulignant que « l'atteinte à la nation » commence quand on porte atteinte à « la dignité des citoyens ».