Qui de nous ne connaît pas Antoine de Saint-Exupéry ou Jean Mermoz, ces deux aviateurs qui ont sillonné le ciel de long en large à tel point qu'ils sont devenus deux figures légendaires de l'aviation. Nombreux parmi nous sont ceux qui se rappellent avec amertume que ces deux pilotes de ligne ont payé cher leur passion. Rarissimes sont, par contre, ceux qui savent qu'en novembre 1955, une jeune Marocaine flirtait déjà avec l'altitudesur le quartier des Touargaen gratifiant ses compatriotes d'un spectacle des plus époustouflants qui s'inscrivait dans l'Histoire d'un Royaume. Dans une parade acrobatique, la jeune pilote était à bord d'un avion dompté d'où s'éparpillaient des tracts heureux annonçant le retour du souverain Mohammed V de son exil en Corse puis à Madagascar. Le 16 novembre, jour de l'arrivée du monarque dans son Royaume, après deux ans d'absence forcée, la jeune pilote accueillait le sultan à sa manière en l'escortant et en paradant avec son avion monoplace jusqu'à l'aéroport de Rabat. Pourtant, TouriaChaoui ne soupçonnait nullement que l'aube de l'indépendance allait lui apporter les couleurs funèbres du crépuscule. Un nom prédestiné au ciel Née le 14 décembre 1936, dans une famille de la haute bourgeoisie marocaine de Fès, son père lui fait prendre des cours de français à domicile avant de l'inscrire en 1944 à l'école An-najah, tenue par les nationalistes. En 1946, elle obtient son Certificat d'études primaires. Après, elle commence des cours de sténographie arabe qu'elle ira perfectionner à Tunis pendant six mois. À son retour, elle est embauchée comme secrétaire à l'Agence marocaine d'information et de publicité à Casablanca où la famille Chaoui s'était installée en 1948. Pendant tout ce temps, Touria Chaoui, comme baptisée sous le signe de l'air, n'avait qu'un rêve et une passion qui la distinguaient de toutes les filles de son âge. Les avions et le pilotage remplissaient l'univers de ses rêves depuis l'âge de quatre ans alors qu'elle était amenée à faire un tour en avion en compagnie de son père parce qu'elle souffrait d'une complication respiratoire. Obsédée dès lors par ces oiseaux de fer, elle dévorait tous les journaux et magazines qui en parlaient et passait des heures à regarder le ciel pour admirer l'envol surtout que la maison familiale était située non loin d'un aérodrome. Son rêve, elle se devait d'en faire une réalité en intégrant la seule école spécialisée à l'époque et qui n'était autre que Les Ailes chérifiennes de Tit Mellil, aux alentours de Casablanca. Toutefois, l'accès s'était avéré difficile face à l'élite française qui accaparait les lieux sous le protectorat français. Mais le poids de son père Abdelwahed Chaoui, l'un des premiers journalistes de renom dans le temps grâce au journal Le Courrier du Maroc et homme de théâtre, a joué en la faveur de la jeune fille. D'ailleurs, celle-ci, âgée alors de dix ans, se vit attribuer un rôle dans un film du cinéaste français André Zwobada La Septième porte, aux côtés de son père qui avait un rôle principal et de Maria Casarès et Georges Marchall. Mais le cinéma ne lui avait pas fait oublier sa vocation et sa passion pour l'aviation surtout appuyée par un père avant-gardiste et moderniste. Son rêve prendra enfin forme en 1952 alors qu'elle n'était âgée que de seize ans. TouriaChaoui, la détermination chevillée au corps et au cœur, réussira non sans peine et avec grande fierté à décrocher son diplôme de l'école de pilotage une fois qu'elle a obtenu son brevet de capacité puis sa licence de pilote tout en étant l'unique fille marocaine dans l'école. Les événements dépassent le songe de la jeune fille qui est consacrée première aviatrice marocaine et arabe sous la coupe du protectorat français de par-dessus le marché. L'information fait la Une de plusieurs journaux nationaux et internationaux qui s'emparent du destin hors du commun de la jeune femme et en font une reconnaissance pour le Maroc, mais plus encore pour la femme en général. Par ailleurs, des organisations féminines félicitent Touria Chaoui pour son exploit dans un monde jusqu'alors étroitement viril et la pilote française et nièce du président Vincent Auriol, Jacqueline Auriol, lui envoie une photo dédicacée. Le Roi Mohammed V, quant à lui, invite la jeune fille, qui faisait son spectacle à l'Aéro Club de Tit Mellil et dont un grand nombre de Marocains venaient appré- cier les exhibitions, en compagnie de son père dans le Palais royal pour lui présenter personnellement ses félicitations, et ce, en présence des Princesses Lalla Aïcha et Lalla Malika, symbole de la modernité et de la libération de la femme marocaine. Mais le 1er mars 1956 fut un jour tristement macabre pour la famille Chaoui et pour le Maroc d'alors. La vie de la jeune aviatrice est tragiquement interrompue au moment où elle était au volant de sa voiture. Elle est abattue de deux balles alors qu'elle n'avait que dixneuf ans. Assassinée devant le domicile familial, et devant les yeux de son frère âgé uniquement de onze ans et de sa mère au balcon de leur appartement, à 18h20, rue de Bergerac à 400 mètres du fief de François Avival, propriétaire de la Brasserie de la Gironde, les raisons de cet homicide n'ont jamais été confirmées. Le journal Le Petit Marocain rapportait le lendemain du crime que : «L'assassin et un complice, après avoir perpétré leur forfait, prenaient la fuite, tirant un deuxième coup de feu pour stopper les passants qui avaient fait mine de les prendre en chasse. Les assassins se perdirent dans les ruelles sombres de la Médina proche». Ses funérailles se font dans un climat lourd d'émotion et de douleur de quelques milliers de Marocains qui ont tenu à l'accompagner jusqu'à sa dernière demeure, inhumant avec la défunte l'illusion d'une indépendance sans douleur. Une légende oubliée ? Ce qui est regrettable en plus de ce destin brisé, c'est que les faits démontrent que bien que Touria Chaoui ait émergé et piloté un avion avant l'indépendance à un moment où la femme marocaine étouffait sous la tutelle masculine, son nom qui s'est inscrit dans celle du pays n'a pas tardé à se faire oublier entraînant tout un pan de l'histoire du Maroc dans les arcanes de l'oubli. Il est vrai que la jeune fille est passée en coup de vent dans la vie, mais ce n'est pas pour autant que les nouvelles géné- rations doivent ignorer un nom qui a fait parler de lui dans les quatre coins du monde et une femme qui a sillonné le ciel marocain dans les années cinquante et qui a émergé du lot au cours du siècle passé jusqu'à devenir une gloire nationale. Touria Chaoui est un nom qui devait briller non seulement pour cet exploit professionnel qui n'était pas des moindres à une période critique du Maroc, mais aussi pour ses idées nationalistes et ses positions de militante avertie qu'elle n'hésitait pas à exprimer haut et fort au risque de s'attirer les foudres des colons. La lucidité de ses dix-huit ans l'a poussée à intégrer le parti de l'Istiqlal ayant été dès son jeune âge imprégnée par les idéaux des grands nationalistes du Maroc, tels Allal El Fassi et Ahmed Balafrej que côtoyait son père. Pilote douée, jeune femme instruite, cultivée et émancipée, elle était aussi une militante engagée contre le colonialisme, mais aussi dans les causes nationales et féminines tant et si bien qu'elle a été invitée à fonder et à présider une association d'œuvres sociales portant le nom de la Princesse Lalla Amina afin d'aider les femmes à se libérer du joug et de la tutelle masculine. Quelle Vérité dans les vérités ? Aujourd'hui encore, le mystère de son assassinat n'a jamais été élucidé même si le nom de l'assassin est bien connu. Au moment où certains accusaient des mains conservatrices malveillantes pour lesquelles la jeune fille symboliserait une «liberté excessive et dangereuse tendant à l'occidentalisation des femmes marocaines», d'autres par contre maintiennent qu'Ahmed Touil l'aurait tuée parce qu'avec d'autres résistants, ils voyaient d'un mauvais œil que la jeune fille sortait avec un pilote français de l'armée de l'air française, celui même qui lui avait appris à piloter un avion et qui paraissait souvent à ses côtés sur les photos que les journaux de l'époque tels Le Petit Marocain ou encore La Vigie publiaient. Or une autre version opte pour l'éventualité d'un crime passionnel mais cela n'a jamais été prouvé. Pourtant, force est de rappeler que la famille subissait de fortes pressions du Groupe Présence française qui œuvrait contre l'indépendance. Allal El Fassi aurait même suggéré à Abdelouahed Chaoui d'aller se réfugier, avec sa famille, quelque temps à l'étranger. Toutefois, l'intrigue ne sera jamais démystifiée puisque le criminel avait subi le même sort juste quelque temps après son acte ignoble, au boulevard El Fida, en plein jour au vu de tout le monde. Vendetta ou mesure sécuritaire pour le faire taire à jamais ? Nul ne peut y répondre vu le mystère qui entourait ce personnage qui avait lui-même lutté contre le protectorat en apprenant à un bon nombre de résistants le maniement des armes. Son adhésion au parti Choura fera de lui le convoyeur d'armes attitré et participera à l'assassinat de plusieurs de ses anciens compagnons, à savoir Rahal Meskini, Ahmed Sidki et bien d'autres. C'est bien entendu lui qui enlèvera Fatima Thami, l'une des sages-femmes les plus connues du pays. Cet enlèvement aurait été commis par erreur, diton, étant donné que c'était TouriaChaoui qui était visée. Les ravisseurs la libéreront après le 2 mars. Une reconnaissance qui n'a pas duré Si l'auteur polonais J.Grzedzinski lui a dédié un livre dans les années soixante et si des documents de Casablanca des années cinquante signés du nom de ce colonel ou de Christian Ostroga sous le titre de «En vol» ou «Carnet de vol» citent le nom de Touria Chaoui comme étant une pilote révolutionnaire, une bibliographie signée par ses compatriotes fait défaut ou du moins n'est pas très abondante dénotant pour ainsi dire une non-reconnaissance à l'égard de cette aviatrice hors norme, icône de l'Histoire du Maroc. À l'exception de quelques bribes de souvenirs sorties des limbes de l'oubli grâce à l'IER (Instance Equité et Réconciliation), le nom de Touria Chaoui est injustement méconnu. Il est vrai qu'elle n'a pas eu le temps de réaliser de nombreux accomplissements puisqu'elle est partie à la fleur de l'âge, mais son passage quoique bref n'a pas été inaperçu. L'effort humain n'a pas d'âge. Touria Chaoui, la pionnière du ciel qui faisait de son métier une passion et un art, avait l'âge de l'ambition, des espérances et de ses réalisations exceptionnelles et mérite tous les hommages. Une révélation qui s'est vite tue, mais un nom qui doit demeurer dans l'Histoire d'un pays qui se doit de préserver sa mémoire collective et de faire sortir de l'ombre ses grands oubliés que les nouvelles générations ont le droit de connaître. Qui a tué la première femme pilote de l'Histoire du Maroc et pourquoi ? L'assassinat commis à la veille de l'indépendance ne sous-entend pas un certain complot dont les signataires seraient probablement les ennemis du développement du Maroc avant et à l'aube de l'indépendance ? Des questions qui resteront à jamais sans réponses et des hypothèses qui n'ont jamais été confirmées ou infirmées.