Le 8 novembre 1942 les troupes alliées débarquent en Afrique du Nord et L'opération Torch vient de débuter. Le cours de la Seconde guerre mondiale va changer. Mohamed Kenbib auteur de « La seconde guerre mondiale vue d'ailleurs » paru en septembre 2021 nous rappelle les enjeux de cet événement historique et la résistance organisée en septembre 1939-1940, « par plusieurs milliers de tirailleurs et de goumiers marocains, mobilisés et entraînés dans le cadre de la mise du pays sur le pied de guerre, envoyés en France ». Ils commencèrent d'ailleurs à y affluer dès le déclenchement des hostilités. Leurs effectifs dépassèrent les 150.000 hommes en avril 1940. Ils prirent part à de durs combats contre les forces allemandes. * Voilà 80 ans que des troupes américaines ont débarqué sur le littoral atlantique marocain et ont contribué ainsi à marquer un premier infléchissement du cours de la Deuxième guerre mondiale. Quel est le sens de la commémoration d'un tel événement ? Vous avez d'ailleurs évoqué l'Opération Torch dans un ouvrage collectif, La seconde guerre mondiale vue d'ailleurs, paru à Paris en septembre dernier, avec une contribution intitulée Le Maroc allié de la France entre 1939– 1945. La réponse à une question portant sur un phénomène complexe tel que celui de la célébration de dates déterminantes, ancienne ou plus récentes nécessiterait de longs développements. De manière très succincte, voire schématique, on pourrait sans doute dire que commémorer c'est rappeler avec la solennité qui leur sied des événements et des faits majeurs. Et ce dans le but d'en signifier à la fois la valeur symbolique, la charge émotionnelle dans certains cas, et renforcer ainsi la cohésion de la nation qui s'y reconnait. Celle-ci les célèbre car ces rappels sont constitutifs de son histoire, de son identité, de leurs représentations d'elle- mêmes et du monde ainsi que la place qu'elles occupent dans le concert des nations. Pensons dans le cas de notre pays à, exemples entre autres, la Marche Verte (6 novembre 1975), le retour d'exil du Sultan Sidi Mohammed ben Youssef (16 novembre 1955), le discours de Tanger (10 avril 1947), le Manifeste de l'Istiqlal (11 janvier 1944) ou, si l'on veut remonter plus loin, la victoire d'Oued al Makhazine (4 août 1578). On pourrait citer encore, puisque nous parlons ici des Etats-Unis, la signature en 1786 du premier traité de paix et d'amitié entre ce jeune Etat (à l'époque) et le Sultan Sidi Mohamed ben Abdallah. Le bi-centenaire de ce Traité a été solennellement commémoré en 1986, avec notamment la tenue d'un grand colloque à Norfolk (Virginie) sous le haut patronage de feu le Roi Hassan II et du président Ronald Reagan. Les Américains ont émis un timbre-poste spécial à cette occasion. * Avant d'évoquer le débarquement du 8 novembre 1942 et ce qu'il a représenté aussi bien sur le plan international que dans le devenir du Maroc, pourriez-vous rappeler à nos lecteurs le contexte général dans lequel l'Opération Torch s'est située ? Pour appréhender ce contexte, il conviendrait de remonter en particulier à 1936, année à partir de laquelle l'amoncellement de nuages rendait perceptible la perspective d'une deuxième conflagration générale. Le Résident Général Charles Noguès (ancien de l'équipe de Lyautey) fut choisi précisément en 1936 pour gouverner au Maroc. Dans le contexte de la remilitarisation de la Rhénanie décidé par le régime nazi en violation des clauses du traité de Versailles. A son arrivée à Rabat, il s'était mis en devoir de mettre le Maroc sur le pied de guerre. Les craintes du déclenchement d'une deuxième guerre mondiale allaient s'accentuer avec la crise de Munich (1938) et l'invasion de la Tchécoslovaquie par Hitler Le conflit éclata effectivement après l'entrée en Pologne de la Wehrmacht (1 septembre 1939). * Quelles ont été les prises de position du Sultan face à la tourmente dans laquelle l'Europe et, singulièrement, la France allaient être plongées ? Face à ces dramatiques événements, le Sultan Sidi Mohammed ben Youssef devait déclarer le 3 septembre en s'adressant au Résident : « Nous sommes certain de traduire les sentiments qui animent tous nos sujets. Nous tenons à vous renouveler… l'assurance que tout le Maroc est de cœur avec la France... Les Français peuvent avoir l'assurance qu'en toutes circonstances, ils trouveront à leurs côtés le peuple marocain». Le Sultan devait ajouter par la suite ; « jusqu'à ce que l'étendard de la France et de ses alliés soit couronné de gloire, nous devons (lui) apporter un concours sans réserve, ne lui marchander aucune de nos ressources et ne reculer devant aucun sacrifice ». * Qu'en est-il des réactions des populations marocaines et, plus particulièrement, des chefs nationalistes encore en liberté après les manifestations de Meknès (1937) et la vague d'arrestations qui s'en est suivie? Des chefs nationalistes se sont en effet rangés aux côtés de « la nation protectrice ». Des associations culturelles se situant dans leur mouvance lui ont adressé des télégrammes proclamant « (leur) amitié pour la France » et rappelant aussi bien « (leur) attachement à la France de 1789 » que le sacrifice des « héros marocains morts pour la France en 1914 ». En septembre 1939-1940, plusieurs milliers de tirailleurs et de goumiers marocains, mobilisés et entraînés dans le cadre de la mise du pays sur le pied de guerre, furent envoyés en France. Ils commencèrent d'ailleurs à y affluer dès le déclenchement des hostilités. Leurs effectifs dépassèrent les 150.000 hommes en avril 1940. Ils prirent part à de durs combats contre les forces allemandes. * C'était donc là le contexte général dans lequel s'est effectué le débarquement américain voilà 80 ans. D'un point de vue opérationnel, comment cela s'est –il passé ? Après l'effondrement de la France et l'occupation de son territoire (juin 1940), le Maréchal Pétain dut demander l'armistice. C'est le général de Gaulle qui a pris, depuis Londres, la direction de la résistance après l'avoir proposée au Résident Noguès, lequel choisit finalement de s'aligner sur le régime de Vichy et d'accepter la présence à Casablanca de représentants allemands de la commission d'armistice. Ce fut dans ce contexte que survint à l'aube brumeuse du 8 novembre 1942 le débarquement à Safi, Mohammedia et Kénitra de la Western Task Force commandée par le général George S. Patton. Les préparatifs et les reconnaissances sur le terrain furent l'oeuvre entre 1941 et 1942 d'agents de l'Office of Strategic Services (OSS, ancêtre de la CIA), et du représentant personnel du président Franklin D. Roosevelt en Afrique du Nord, Robert Murphy. Ayant le statut de « vice – consuls », ils circulaient dans les villes et se rendaient dans les souks ruraux, avec l'aval du Makhzen. Il s'agissait en principe de vérifier que les accords conclus en mars 1941 entre Murphy et l'amiral Weygand (représentant de Vichy) étaient correctement appliqués et que les cargaisons de produits de première nécessité livrées au Maroc par les Etats-Unis (denrées alimentaires, tissus, carburants...) n'étaient pas ré -exportées vers la France ou l'Allemagne alors qu'elles devaient servir sur place à atténuer les effets de la pénurie et éviter que les populations autochtones ne basculent du côté des Puissances de l'Axe. A l'aube du 8 novembre, les Américains ont effectivement débarqué sur le littoral atlantique marocain. Cette opération fut concomitante de l'envoi par le président Roosevelt d'un message adressé au Sultan l'en informant. Depuis la radio de Gibraltar, le président lança aussi un appel, traduit en arabe et en tamazight, invitant les Marocains à accueillir en amis les soldats de la Western Task Force. Ceux-ci leur furent présentés comme des « moujahidine-s luttant pour le grand jihad de la liberté». Des tracts furent largués à cet effet par des avions sur Casablanca et d'autres villes. Le Sultan Sidi Mohamed ben Youssef répondit au message que Roosevelt lui avait adressé dans la matinée du 8 novembre 1942 en ces termes: « Nous avons été heureux de recevoir le message par lequel vous nous exprimez votre amitié… Lorsque les chefs de vos armées nous eurent affirmé qu'ils venaient (ici) non en conquérants mais en libérateurs... tous les habitants de ce pays les reçurent en amis…. (Les) principes chevaleresques et libéraux (de la grande nation américaine) nous sont connus... Nous avons déclaré au Général – Major Patton que, tant que vos troupes respecteront notre prestige, notre territoire, notre religion et nos traditions, elles pourront être assurées de ne rencontrer qu'amitié et coopération. Les premiers contacts entre peuples... sont empreints d'hésitation..., mais une compréhension réciproque ne tarde pas à s'instaurer progressivement entre eux et est suivie d'estime et d'un effort de coopération mutuellement fructueux. Il en a été ainsi de la collaboration franco –marocaine... Nous sommes persuadés que des effets similaires naitront du contact avec les Etats -Unis d'Amérique pour lesquels nous avons toujours eu la plus grande sympathie et avec lesquels nous avons depuis de longues années d'importantes relations commerciales ». * Quelles ont été les principales répercussions de ce débarquement appréhendé dans une perspective marocaine ? Le débarquement des troupes américaines, et les grosses cargaisons de produits de première nécessité destinées à la population qui s'en suivirent, furent synonymes pour les Marocains d'atténuation de la pénurie et des rigueurs du rationnement. Rien n'exprime mieux cet état de fait et le soulagement des citadins et des ruraux que la fameuse chanson, les Américains, du grand artiste populaire Houcine Slaoui. Le général Patton, dont les troupes ont brisé la résistance armée ordonnée par Noguès notamment à Kénitra, était au fait de la situation prévalant dans le pays. Reçu en audience au Palais Royal notamment à l'occasion de la fête du Trône, il devait déclarer, sans concertation préalable avec le Résident, en s'adressant directement à Sidi Mohammed ben Youssef : « Majesté, je souhaite, en tant que représentant du président des Etats-Unis..., vous adresser les (félicitations) des Etats-Unis à l'occasion du quinzième anniversaire de votre accession au Trône de vos ancêtres... ». Insistant sur le nécessaire front commun contre les nazis, il devait ajouter que grâce à cette coopération : « nous n'aurons, avec l'aide de Dieu, que le plus brillant avenir devant nous... Je suis (encore plus) convaincu de cela quand je me rappelle que l'un des grands prédécesseurs de Votre Majesté, a offert (aux Etats-Unis) le building qu'occupe actuellement la mission américaine à Tanger... Je souhaite aussi (féliciter) Votre Majesté pour la coopération de vos sujets avec (nous) et exprimer également ma profonde (admiration) pour la splendide discipline des soldats de Votre Majesté ». Pour synthétiser disons que le débarquement fut un grand moment dans le cours de la Deuxième guerre mondiale mais aussi dans les relations maroco-américaines. Le président Roosevelt s'est adressé au Sultan en tant que chef de l'Etat marocain. Ceci ne pouvait que conforter le souverain dans ses prises de position face à la Résidence générale. D'autant qu'avant même novembre 1942, il s'était opposé, par exemple, à la mise en application à ses sujets juifs des lois raciales de Vichy et que le jour même du débarquement il a refusé de se replier sur Fès comme le lui demandait le général Noguès. Il s'agit là d'autant de données de première importance dans l'histoire des relations maroco-américaines. Il convenait de les rappeler. Aux échanges entre Roosevelt et Sidi Mohammed ben Youssef qui allaient prendre plus d'envergure lors de la Conférence d'Anfa en janvier 1943, il y a lieu d'ajouter le courant de sympathie établi entre le souverain et le général Patton. Ce dernier parle en termes élogieux dans ses mémoires du Sultan et du Prince héritier Moulay Hassan, lequel a fait la connaissance à l'époque (1942) d'un officier américain polyglotte, Vernon Walters, devenu plus tard représentant permanent des Etats- Unis à l'ONU et un ami du Maroc, membre de l'Académie du Royaume.