La réforme de la justice en Tunisie fait débat. Pour le Président Kaïs Saïd, qui a instauré depuis le 25 juillet 2021 des mesures exceptionnelles, ce dossier brûlant se situe au fronton de ses priorités. Même si aujourd'hui cette question réoccupe les devants de la scène, il n'en demeure pas moins vrai qu'elle suscite une polémique et parfois des sources de craintes et de questionnements. Il s'agit ni plus ni moins de libérer le système du joug dans lequel il s'est empêtré depuis maintenant plus de dix ans, selon des officiels et acteurs politiques tunisiens. En témoignent les scandales souvent tus, une quasi impossibilité de trancher sur des affaires d'assassinats politiques des deux leaders de la gauche Chokri Belaid, le 6 février 2013 et de Mohamed Brahmi 25 juillet 2013, qui ont suscité un véritable électro choc dans le pays, ou des financements occultes des campagnes électorales (législatives, présidentielle et municipales) nonobstant les rapports accablants de la Cour des comptes. Certaines affaires ont même défrayé la chronique mettant à nue une collision entre justice et politique. En effet, c'est sous une forte pression de la société civile et de la présidence de la république que le conseil de l'ordre judiciaire est sorti, à la mi-juillet, a décidé de suspendre les juges Bachir Akremi de ses fonctions et de transférer son dossier devant le ministère public pour suspicion de corruption. → Lire aussi : Tunisie : de l'ambivalence à l'incohérence diplomatique Il en a été de même pour l'ancien procureur de la république près du tribunal de première instance de Tunis, Taieb Rached, accusé de faire obstruction à la justice et de ne pas révéler la vérité autour de l'assassinat en 2013 des deux leaders de la gauche, en dissimulant des preuves importantes dans ces dossiers. C'est pour cette raison évidente et bien d'autres que la réforme du système judiciaire fortement réclamée par le Président Saïed se pose avec beaucoup d'insistance, au même titre que la lutte contre la corruption et la dilapidation des deniers publics. Mais, même si le président tunisien se défend d'interférer dans le fonctionnement du système, il n'hésite pas à dénoncer les incohérences d'un système qui fonctionne à deux vitesses, réclamant sans détours de procéder à des purges, à prononcer de sanctions contre les juges corrompus et de réviser la loi relative au conseil supérieur de la magistrature. Un pas en avant a été franchi le 28 octobre dernier lorsque le président Saïed a demandé à la ministre de la Justice d'élaborer un projet relatif au Conseil supérieur de la magistrature. Pour motiver sa décision, il a dirigé ses piques ouvertement contre le parti Ennahdha notamment, coupable à ses yeux d'enfreindre la loi et de bénéficier d'une impunité totale. En témoignent les nombreux dépassements répertoriés dans le rapport de la Cour des Comptes sur « des preuves de financement étranger des campagnes électorales ». Et de se demander : « Qu'attend la justice pour réagir ? Il existe des sanctions pénales en plus de l'annulation de certaines listes électorales ou de s'interroger : « Quel est l'intérêt de ces lois votées par le pouvoir législatif alors que lui-même viole la loi ? » Pour s'épargner l'ire des associations professionnelles, M. Saïed soutient que l'élaboration d'un décret relatif au Conseil supérieur de la magistrature ne signifie nullement une ingérence dans les affaires de la justice, relevant que les magistrats seront eux-mêmes mis à contribution dans l'élaboration de ce projet. Cette réforme prend néanmoins les allures d'une sorte de purge puisque le chef de l'Etat n'hésite pas à appeler « à poursuivre tous ceux qui ont commis des crimes contre le peuple et ses droits », à accélérer les délais d'examen des affaires par la justice, à contrer ceux qui cherchent à s'infiltrer aux palais de justice, et à rendre justice à chacun. Pour le corps de la magistrature, le mal est fait et la justice tunisienne accuse un grand déficit d'image et surtout d'indépendance et d'équité qu'il sera facile de colmater ses brèches en si peu de temps. D'ailleurs, le corps de la magistrature fortement secoué a fini par réagir exprimant sa désapprobation des déclarations jugées « belliqueuses » contre la justice considérée comme une tentative inavouée de l'exécutif de faire sa mainmise sur la justice. Le bureau exécutif de l'association des magistrats tunisiens (AMT) est très vite monté au créneau en affirmant que « le processus de réforme judiciaire ne saurait avoir lieu par le biais de décisions unilatérales du pouvoir exécutif« . L'on estime que toute démarche contraire pourrait ouvrir la porte à des punitions expéditives, contraires aux principes du procès équitable et aux exigences de l'Etat de droit. Même son de cloche exprimé par la juge et présidente d'honneur de l'Association des magistrats tunisiens (AMT), Raoudha Karafi. Elle qualifie la promulgation d'un décret concernant le Conseil Supérieur de la Magistrature d'ingérence dans la justice tunisienne et porte atteinte à son indépendance. Dans le cas d'espèce, estiment certains experts, le pouvoir judiciaire ne peut être régi par des décrets émanant du pouvoir exécutif et de façon unilatérale. Une législation doit émaner d'une assemblée législative et doit subir un contrôle de constitutionnalité du texte. C'est dire que le processus de réforme envisagé part avec des plombs dans l'aile.