L'ombre d'un doute n'existe point. Le Covid-19 est bel bien installé dans les 190 pays qui forment la planète. Il s'invite et nous nargue par la force qu'il a de muter, et quand bien même il serait vaincu, de revenir sous d'autres formes. Comme si désormais il fera partie de ce nouveau monde dont on dit qu'il sera différent. Les plus optimistes nous rabougrissent la tête en affirmant qu'il y a un « avant, et un après », nourrissant l'espoir que leur postulat contredira le pessimisme des autres, rétractés dans leur scepticisme. Il n'y a pas de mystère : chaque jour que Dieu fait, le chiffre des décès s'allonge et s'aggrave ; les quelques rémissions relevées ici et là ne corrigent guère la propension meurtrière qui est à la pandémie ce que le mauvais signal est au funeste sort lancé à l'humanité. Avec le Covid-19, l'humanité n'attend plus de miracle, sauf à s'en remettre aux charlatans et aux nouveaux thaumaturges, « guérisseurs des écrouelles » et faiseurs de miracles comme l'on disait au Moyen-Age occidental. Thème qui avait l'objet, en 1923, d'un grand livre de l'historien français Marc Bloch, cofondateur de l'Ecole des Annales dans les années quarante, résistant, torturé et exécuté par la Gestapo, en juin 1944 : « Les Rois thaumaturges ». Seule la science peut, à présent, sauver l'humanité, quand bien même le paradigme économique viendrait la bousculer voire la détrôner. Seule la recherche est capable d'inaugurer les pistes d'un vaccin préventif ou soignant qui, naturellement, prendrait du temps avant de mettre à plat ce désordre et cette menace sanitaire. Mais d'ores et déjà, l'on est en droit d'avancer que celle-ci sonne le glas d'un monde et d'un modèle où, au nom de nouveaux fantasmes – appelés ici mondialisation, là ultralibéralisme – on s'est acharné à détruire la terre et ce bien commun précieux qu'est la nature. On s'est acheminé vers un désastre polysémique qui est, aujourd'hui, à l'humanité ce que le big-bang à rebours incarne comme l'ultime sort de l'humanité. La conquête du monde, illustrée par un long cortège de souffrances et de martyres, n'a pas encore révélé ses pans entiers et ses parts maudites. Plutôt que d'un succès de l'Homme sur sa condition, il faut parler d'échec patent. Et puisque nous évoquions ci-haut Marc Bloch, il convient de rappeler son autre fameux livre : « L'étrange défaite », écrit entre juillet et septembre 1940 et où , scalpel à la main, l'historien décortique la défaite d'une France exsangue par le mal, désespérée et livrée au dilemme : survivre ou périr. La guerre l'a changée, dans ses gênes et ses tréfonds, et comparaison n'étant pas raison, on se hasardera à dire que le combat contre le Covid-19 n'est pas une fatalité. La défaite n'étant pas notre génétique, seule l'étrangeté du virus semble nous inquiéter. Mais l'Histoire qui nous tient par la nuque, non seulement s'entête à nous rappeler notre inconséquence, mais elle rit de nous. Dans l'Antiquité grecque, une des plus atroces épidémies, survenue au cinquième siècle avant J.C., avait pris d'assaut la région de Thrace avant de se répandre comme un feu de paille ravageur avec les mêmes caractéristiques du Covid-19. Reprenant un texte d'Hippocrate, l'homme au serment, Bernard-Henri Lévy la décrit dans la Règle du Jeu, comme un « mal qui commence par une toux sèche, suivie de fortes bouffées de chaleur puis de suffocations et cette épidémie anéantit presque entièrement la ville de Périnthe ». Est-ce à dire que l'actuel virus qui s'abat sur l'humanité a ses prédécesseurs généalogiques, creusant depuis près deux mille cinq cents ans le sillon de l'épouvante et de la mort? Affirmer que le monde changera de visage et de configuration anthropologique, après le Covid-19 semble, cela va sans dire, une évidence voire un truisme. Non qu'il abandonne ses prétentions, ce monde qui a vécu ces dernières décennies dans un fol espoir d'abjurer ses horreurs et ses injustices ! Qui s'est lancé dans la course démesurée à la richesse, aux armements, à la puissance et à la violence. Et comme dans une course de recherche ascétique de la vérité, il nous a fourvoyés sur la transcendance des valeurs bafouées. Les deux systèmes rivaux, le capitalisme sauvage – dit libéralisme – et le communisme stalinien ont fondé , certes, une réalité politique bipolaire de la dernière moitié du siècle dernier . Incarnés par l'Union soviétique et les Etats-Unis, ils ont façonné le visage de deux pôles avant que la Chine ne se glisse dans le jeu névralgique d'un échiquier devenu tripolaire, larguant une Europe qui n'a jamais cessé de se chercher. La Chine revient de loin, en effet, et jamais Mao Tsé-toung , son fondateur, n'eût imaginé que sa « longue marche » lancée dans les années quarante du siècle dernier finirait, soixante-dix ans plus tard, dans l'arène d'une confrontation inédite, à savoir la compétition implacable et sournoise avec les Etats-Unis. Le système chinois, confinant à un autoritarisme soft conquiert des territoires en Afrique, impose ses lois technologiques, fournit au monde matériaux de base et produits de haute valeur ajoutée. Face à l'Amérique – notamment depuis Donald Trump – , la Chine est placée dans un champ de guerre, dont la dimension planétaire n'échappe pas et les invocations commerciales ne sont que parade pour les analystes des places boursières. Que les autorités chinoises aient réagi tardivement face à l'épidémie du Covid-19, est certainement un fait tangible ; que l'Organisation mondiale de la Santé (OMS), dirigée par le volubile Tedros Adhanom Ghebreyesus , originaire d'Ethiopie, soit accusé de complaisance, voire plus selon Trump, envers le gouvernement chinois, ne nous soulagera point face à des milliers de morts que le monde, désarmé et impuissant, enregistre chaque jour depuis trois mois maintenant. Les questions qui taraudent les observateurs sérieux, ce ne son pas celles que certains complotistes n'ont cesse de formuler, à savoir si un mystérieux laboratoire chinois de Wuhan n'a pas délibérément fait fuiter le virus ; si un groupe de milliardaires dont Bill Gates , ne mettaient pas en œuvre un diabolique plan de compression des populations sur terre, si encore la foudre de Dieu ne s'abattait pas sur une humanité livrée à l'orgie de plaisirs interdits, si enfin la terre ne se vengeait pas, et j'en passe....Notre question, à la limite, pourrait être de savoir si l'Homme, après avoir connu des pandémies ayant fait des millions de morts et décimé la planète tout au long des siècles derniers, prendra la réelle mesure de la fragilité et de l'évasive dimension de la terre et de la vie tout court. Bien sûr, on en sortira au prix fort de cette pandémie qui est aussi, quelque part, notre « étrange défaite », parce que tout ce que nous avons inventé jusqu'ici et qui nous a procuré un extraordinaire pouvoir – notamment de détruire , comme disait Camus – devra aussi nous incliner à plus de modestie et de pudeur...