Le Poète et le Tyran Monsieur le Juge, le prévenu a-t-il droit à une parole licite? Comment, alors que vous m'interrompez exigeant un non ou un oui... Le droit, je vous le dis, votre Honneur, Pour nous autres Arabes, qui sommes Peuple amateur de préliminaires avant toute réponse! A présent, vous allez m'écouter... Le marché, la grand-place, le ventre de la ville grouillent de cette clameur : La Justice, en mon pays, est inexistante La Justice passa et s'en fut La Justice a rejoint le Sein du Seigneur, qui fit que nul n'est pérenne fut-il Magnifique ou Tyran Ne vous souciez point de ces mots, Les gens sont saisis de fièvre délirante et d'hallucinations J'ai vu, quant à moi, de mes propres pupilles ce que la cécité des mécréants ne saurait distinguer, le fin mot de l'histoire : La justice n'est pas absente, c'est la cause qui est illusoire, ou l'accusation, si vous préférez, qui peine à exister condamnée qu'elle fut à la peine capitale Nous sommes alors aujourd'hui jugés et condamnés en manque d'accusation comme l'Amant est en manque de sa bien-aimée, Je me consume de désir pour une accusation savoureuse. Monsieur le juge vénérable scrutez bien avec moi ces fariboles exercez votre perçant jugement : L'on m'accuse d'avoir administré une torgnole à une dame innocente, de l'avoir gratifiée d'une ruade, d'avoir tiré sa chevelure de sirène, griffé ses joues de pomme rouge, brisé ses côtes de gazelle... Comment un poète peut-il commettre autant de fautes de goût? Notre poète disait "Nous aimons le pays comme nul ne l'aime" Je réponds en contrepoint, "J'aime les femmes comme nul ne les aime" A toutes les femmes de la terre et des cieux j'ai chanté : La foudre a tonné sur les contreforts du Kef Son écho a atteint les confins des terres de Abid J'ai cru entendre là le tonnerre de Dieu c'était en fait le rire de ma bien-aimée A la policière travestie je voudrais dire : Tu es la bien-aimée, tu es le poème, mais où se cèle donc la vérité? Tu fus dure avec moi, sans répit ni nuance J'aurais préféré que tu me taxes d'assassin ou de voleur de tout ce qui fut thésaurisé durant votre règne Mais rosser une femme? Quel désastre! Où donc se cèle la vérité? La vérité est que je me suis aventuré dans les recoins du palais du dragon Une promenade devenue cauchemar sans issue La vérité est que c'est une affaire entre moi et Zaba le Grand, souverain du pays Une affaire qui concerne Hallaj le poète et le Tyran Charlie Chaplin et le Dictateur Shéherazade et Shahryar... Dites à mon geôlier de ne pas se fâcher Je ne suis, quant à moi, pas en colère l'esprit en paix non pas parce qu'innocent, parce que coupable de l'avoir dépouillé de ses derniers masques et parures de l'avoir laissé nu comme un nouveau né en proie aux moqueurs et aux ricanants Ceux qui ne sont point familiers du soleil sont atteint, à la lumière, de glaucome Le soleil se lève, alors sauve toi, Vampire! Buveur de sang! Fuis! Fuis! Et fais ce qu'il te plait Mes paroles sont libres comme le souffle de la brise! Aucune geôle ni aucune cage ne peut retenir le fugitif qui te parle de derrière ces barreaux : Quand la récitation servile sera étouffée par la Bonne Nouvelle le Jour venu, tu seras humble et poli... Carthage, cette tombe lugubre où manque le cadavre... L'idiot fléchira pour faire place à l'étendard et à la bataille Tu lâcheras la bride à la démesure et n'étouffera point le hennissement de ta monture Elle porte en sa croupe un combattant... Plaidoyer du détenu N° 5707 Bloc H, Aile 2, Cellule 2 Prison civile de Mornaguia Taoufik Ben Brik