Cette présence divine qui se dépose en elle et passe par elle fait que l'écriture est radicalement autre chose qu'un médium inerte de valeur uniquement instrumentale. Concrètement, à une certaine époque, autour de soi, dans nos familles, il n'y avait d'autres livres que le Livre, Coran ou Bible, ou, à la rigueur, des écrits commentaires de texte sacré. C'était là le seul aliment spirituel - on ne peut encore parler de culture au sens actuel du mot, avant que l'aventure coloniale, l'école française n'ouvre une brèche dans la demeure ancestrale et que, sous forme de manuels, les œuvres littéraires classiques françaises ne commencent à imprégner le tissu social. Satan revêt la forme du petit dictionnaire Larousse dont la couverture de couleur bistre s'ornait, détail à retenir, d'un dessin en surimpression représentant une jeune femme au visage délicat, rêveuse, qui souille sur une fleur : je sème à tout vent. Sensualité mêlée : on a connu, alors des jeunes gens, frais émoulus des écoles de l'Alliance Israélite, qui apprenaient par cœur des mots du dictionnaire et en savouraient la saveur trouble comme d'un fruit exotique et interdit. La langue nouvelle arrive, on ne sait si elle court en avant des armées coloniales en déesse guerrière ou si elle vient transportée dans leurs fourgons. Peu importe ! On en subit le charme, l'attrait du dépaysement. Elle est la belle Etrangère, promesse du désir enfin libéré des tabous et des interdits, fleur et fruit du péché. Nos jeunes gens subjugués, séduits, osent avec elle ce qu'ils n'ont jamais osé avec leur langue mère, qu'ils aiment, parlent ou écrivent. Femme ou écriture androgyne, ne cherchons pas à en savoir davantage. Des signes nouveaux d'une beauté nocturne transgressent le seuil de l'interdit, envahissent la marge du texte sacré et annoncent, encore que d'une façon lointaine et à peine perceptible, les pouvoirs de subversion et de perversion de l'écriture. Aura d'une nouveauté radicale ? La question peut se poser. En fait ce qui joue par la médiation de la langue étrangère, profane, parée de tant de séductions et promesses de libération, c'est, à chaque fois, déjà jouée à la faveur d'autres configurations, l'enjeu est à chaque fois le même. La marge est cet espace blanc, vierge, travaillé dans ses profondeurs par une écriture absente, en attente, qui, d'un moment à l'autre, peut prendre corps, exploser comme une éruption volcanique et recouvrir de laves incandescentes le texte sacré de part en part. L'orthodoxie le sait bien qui, elle, garde un œil vigilant sur cette zone frontalière, cette ligne de fracture sismique. Maïmonide, le grand penseur judéo-espagnol, a bien signifié l'interdiction de la poésie conjointement avec la musique, toutes formes de divertissement au sens fort. Changement de perspective, révolution copernicienne ! L'écriture tournait déjà autour du soleil, soumise à la loi de son autonomie. On n'a donc pas attendu, il faut rebrousser chemin, saisir par le bout le fil d'une tradition. Et d'abord la Kabbale, le Zohar dont le lieu de naissance est ce territoire sans frontière qui va du Léon au lointain Todgha, des communautés berbères de l'Atlas jusqu'aux marges sahariennes. C'est là que tout a commencé: dessinés dans le sable, pour reprendre l'allégorie du Golem, l'écriture, les mots se sont animés, ils sont devenus êtres vivants, autonomes, investis d'un pouvoir de création, toute métaphore abolie. Foisonnement, exubérance d'une symbolique, à soi seul tout le réel, vertige de la créativité, folie prête à prendre la place de Dieu. Pensez à Sabbataï Tsèvi, le messie mystique, Dieu et souverain du monde, apostat, dont les disciples fervents se trouvent aussi à Marrakech, Fès, Salé. Ce que l'écriture gagne en pouvoir, elle le perd en innocence. Sa transparence prétendue se change en mystère insondable. Où est donc la marginalité quand hérésie et orthodoxie sont l'être et son double, sans qu'on puisse définitivement les reconnaître l'un de l'autre. Mais, dit-on en guise d'appel à l'ordre, n'oubliez donc pas qu'il est question de littérature! S'en est-on écarté un seul instant ? Il y a une poésie juive en cette terre d'Islam, cette terre maghrébine, marocaine. Mais ici se manifestent de nouvelles tensions, un travail de contamination, d'interpénétration à l'œuvre dans le bilinguisme originel. Si l'araméen, l'hébreu reste la langue sacrée, le judéo-arabe, la langue quotidienne, celle de l'intimité familiale, de la convivialité, la langue véritablement maternelle, accueille la poésie profane, célèbre l'amour, la femme. « Metrouz », broderie, pour reprendre l'expression de H. Zafrani, sur le thème de deux langues; rencontre, échange avec les formes classiques de la poésie, de la qasida de langue arabe; et, fait remarquable, le judéo-arabe, y compris dans la correspondance, a recours à la graphie, aux lettres de l'alphabet hébraïque. La modernité ne s'est donc pas implantée en un sol inculte, et sa force de rupture est d'autant plus grande que la tradition plonge au plus profond et avec vigueur ses racines. Traversée des signes qui abolit le passé, voici donc l'écriture lancée dans son mouvement migratoire. L'expérience personnelle, pour s'en tenir là et respecter la convention, vous conduit à cette situation: dès l'ouverture, le commencement, la germination en soi-même, les mots, le corps naissant de l'écriture vous sollicitent, vous appellent, vous entraînent dans la spirale d'un désir qui se creuse sans cesse. Emportée la naïveté de croire qu'on puisse encore parvenir à la maîtrise du discours, plier les mots à la clarté de l'ordre logique, comme si la logique était une demeure vide, comme si l'écriture n'était pas. habitée par tout ce qui se refuse à la lumière, à la fausse lumière, au faux jour. Qu'attendre alors de tout ceci ! Qu'attendez-vous de l'écriture: qu'elle vous renvoie cette image multiple, souvent brisée, ce miroir où peut-être se révèlera l'insaisissable reflet de votre visage ? Peut-être, une chance contre le hasard : si elle vous traverse, si elle perce le miroitement des eaux dormantes du narcissisme, peut-être alors est-elle une parole adressée à l'Autre. Source : E. A. El Maleh, Jean Genet, le captif amoureux, Ed. Toubkal / La Pensée sauvage, 1988, p. 115-119 Suite la semaine dernière