Il y a donc un thème autour duquel, s'organise le colloque et l'on ne peut, sans encourir les risques de l'anathème, flâner dans les marges. Mais il y a de multiples entrées qui sont autant de sorties. Le jeu des évasions est alors, dès le départ, inscrit comme une quasi fatalité, l'incitation à jouer. On vous dit, comme rappel à la réalité, il s'agit de littérature et de cette chose non moins grave : les minorités nationales, culturelles en un sens aussi. Pour la première, c'est-à-dire la littérature, il faut vite s'aviser que rien ne se prête plus à être autre chose que ce qu'elle est. L'ennemi est à l'intérieur des murs, et l'histoire ou toute autre discipline vouée au culte objectif du social, convoquée pour plus de clarté, finit par expulser le maître des lieux : la chose littéraire. Mais on vous presse, il faut bien faire connaissance sinon dites que vous êtes sourd au dialogue. Qui êtes-vous et d'où venez-vous ? Deux livres, Parcours immobile, Ailen ou la nuit du récit, constituent le noyau de l'expérience et un élément de réponse. Soupir de soulagement, enfin la terre ferme : il est un point d'attache, la littérature marocaine d'expression française, et le contexte de référence c'est la réalité nationale marocaine affectée d'un signe particulier : la communauté juive marocaine. Plus rassurant encore : Parcours immobile peut être lu, à son corps défendant, comme un récit autobiographique, le témoignage attendu. Mais le terrain de l'autobiographie est miné, bourré de charges subversives, le récitant déserte le tracé linéaire, se perd, éprouve un plaisir à se perdre dans un parcours labyrinthique, entraînant à sa suite le lecteur. L'excuse ici comme faire-valoir d'innocence, c'est la séduction de l'écriture, une fleur dont lui, récitant auteur, a, à un âge pourtant de raison, respiré le parfum enivrant. Mallarmé était passé par là et il n'y a pas prêté attention. Mais qu'en est-il de cette écriture, dans une communauté juive marocaine traditionnelle heureuse, vivant dans une petite ville enserrée de remparts portugais, Safi, au bord de l'Atlantique, volant très haut dans le ciel, portée par les vents, la lumière, la force et la joie de vivre, enveloppée dans une parole éternelle. Mon père, négociant, avait à son service un comptable. C'était un homme jeune, aux joues roses, il ne se rasait qu'à la tondeuse parce qu'il était pieux et qu'il est plus ou moins interdit de se raser la barbe. Sa mine modeste d'employé modèle cachait un certain fanatisme religieux, mais il avait cette capacité que je jugeais extraordinaire d'avoir une belle écriture avec pleines et déliés grâce à la plume Sergent-Major au bout d'un porte-plume en bois de qualité. Moyennant quoi il pouvait tenir les livres de comptabilité, aligner d'une manière impeccable les chiffres et les additionner en bas de page avec une rapidité étourdissante. Il m'était impossible d'entrer dans le négoce-selon le souhait de mon père, impossible d'aligner des chiffres correctement parce que, dès mon enfance, mon écriture était mauvaise, mal formée, à la limite du lisible. Et d'ailleurs, je n'avais nulle envie d'embrasser la carrière des affaires. L'écriture impossible, l'écriture qui n'avait pour moi comme pour tout le monde que le sens premier de l'acte physique en quelque sorte d'imprimer une trace, de former des lettres assemblées pour continuer des mots, composer un texte. La main, l'écriture instrument neutre au service de la pensée, de l'expression des sentiments, on n'en voyait pas d'autre signification. Ignorance naïve, signe d'une époque donnée, d'une société traditionnelle que la modernité n'a pas encore envahie, qui ne se doutait pas du coup d'Etat permettant à cette écriture de s'affranchir de son instrumentalité, de sa condition de servante pour prendre le pouvoir et régner en souveraine. Mais les choses ne sont pas si simples qu'il y paraît. La ligne de partage entre tradition et modernité n'est pas facile il à délimiter et les repères habituels pour opérer ce partage sont trompeurs, et peut-être même sont-ils destinés à cacher quelque chose, le code qui en règle l'usage, la permissivité ou l'interdit, explicite de l'impossible, sont déjà inscrits et de toute éternité dans le tissu de la société traditionnelle, c'est même à partir de cette source originelle que l'écriture est investie de tels pouvoirs, ce qu'aucune décision moderne n'aurait pu faire. Il y a d'abord ceci : le corps et l'âme de l'écriture, le lieu privilégié et exclusif de son séjour c'est le Livre, l'absolu à partir duquel les trois religions prennent naissance, les gens, du Livre, Ahal El Kitab pour employer l'expression arabe, le Livre unique et non la profusion des ouvrages profanes. Indépendamment de la question de savoir si l'on fait référence à la Bible ou au Coran, en se tenant au point d'origine avant que l'historicité n'intervienne pour opérer le partage des trois religions, il est parfaitement clair que l'écriture est la trace de la parole divine, que d'emblée elle revêt un caractère sacré, elle est le texte sacré. Suite vendredi prochain