Le Parti de la justice et du développement (AKP) du président Recep Tayyip Erdogan a retrouvé dimanche la majorité absolue qu'il avait perdue il y a cinq mois au Parlement turc, progressant de près de neuf points dans les urnes. Le succès, inattendu dans ces proportions, de la formation islamo-conservatrice pourrait conduire à un renforcement des pouvoirs du président turc et risque d'accentuer les clivages de la société dans un pays en première ligne face à la guerre en Syrie et à la crise des réfugiés. Sur les marchés, la nette victoire de l'AKP a été accueillie positivement, la livre turque prenant plus de 5% contre le dollar. Les résultats officiels ne seront pas proclamés avant une dizaine de jours, mais d'après les projections de la chaîne de télévision publique TRT portant sur 99% des suffrages dépouillés, l'AKP a triomphé avec 49,4% des voix, un score qui devrait lui assurer 316 députés au Parlement, où la majorité absolue est fixée à 276 sièges. «Les résultats de cette élection montrent que notre nation a pris le parti de l'environnement de stabilité et de confiance qu'avaient menacé les élections du 7 juin», s'est félicité Erdogan dans un communiqué diffusé dimanche soir. Lundi matin, après être allé prier dans une mosquée d'Istanbul, le président a appelé le monde entier à respecter l'issue du scrutin, s'en prenant aux critiques de la presse internationale à son égard. «Est-ce là votre conception de la démocratie ?» a-t-il dit. «Aujourd'hui, un parti a obtenu le pouvoir enTurquie avec environ 50% des voix (...). Cela mérite d'être respecté par le monde entier mais je n'ai pas observé une telle maturité.» Le Premier ministre et chef de file de l'AKP, Ahmet Davutoglu, s'est félicité lui de ce qu'il a qualifié de «victoire pour notre démocratie» et a aussitôt appelé à un rassemblement en faveur d'une réforme de la Constitution. Au pouvoir depuis 2003, Erdogan, qui a quitté son poste de Premier ministre et s'est fait élire à la présidence l'an dernier, pousse à une présidentialisation du régime. L'opposition laïque du Parti républicain du peuple (CHP) demeure la deuxième force du politique du pays, et améliore même son score du 7 juin avec un peu plus de 25% des suffrages. Mais les élections anticipées de dimanche ont été marquées par un net recul du Parti d'action nationaliste (MHP), qui cède plus de quatre points, et du Parti démocratique des peuples (HDP), pro-Kurdes, qui se maintient de justesse au-dessus des 10% indispensable pour siéger au Parlement. Au CHP, dont la direction tablait sur un gouvernement de coalition pour tempérer l'influence d'Erdogan, un haut responsable estimait dimanche soir que le scrutin était «tout simplement un désastre». L'issue des élections, organisées sur fond de tensions sécuritaires, pourrait aggraver le profond clivage de la société turque entre les tenants d'un conservatisme religieux, dont Erdogan est le héros, et les partisans d'une Turquie laïque qui dénoncent une dérive autoritaire du président. A Diyarbakir, ville majoritairement kurde du sud-est du pays, la police a dû faire usage de gaz lacrymogène dimanche soir pour disperser des manifestants qui ont donné libre cours à leur colère à l'annonce des résultats. Cinq mois plus tôt, c'est dans la liesse que les projections électorales y avaient été accueillies. Le HDP avait alors franchi le seuil des 10%, était entré au Parlement et avait contribué à priver l'AKP de la majorité absolue dont il disposait depuis 2002. Rien de tel dimanche soir, où les partisans du HDP attribuaient le succès du parti islamo-conservateur à une stratégie de la tension et de la peur entretenue par le pouvoir entre les deux élections. Figen Yuksekdag, la co-présidente du HDP, a jugé que les résultats du scrutin étaient le fruit des divisions semées par Erdogan. C'était la seconde fois en cinq mois que les électeurs turcs étaient appelés aux urnes pour désigner leurs députés. Mais d'une élection à l'autre, l'atmosphère a changé en Turquie, théâtre d'une série d'attentats meurtriers. A Suruç, près de la frontière syrienne, un kamikaze a fait 34 morts en juillet. A Ankara, le double attentat suicide du 10 octobre commis lors d'une manifestation de partisans du HDP a fait plus de 100 morts. Dans le même temps, Erdogan a déclaré une «guerre synchronisée» à la fois contre l'Etat islamique en Syrie mais aussi et surtout contre les séparatistes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Le cessez-le-feu qui était en vigueur depuis 2012 a volé en éclats et de nombreux affrontements se sont produits dans le sud-est majoritairement kurde du pays. Des médias d'opposition ont parallèlement été la cible d'une reprise en main par le pouvoir. La police est ainsi intervenue mercredi pour prendre le contrôle de chaînes de télévision liées au prédicateur Fethullah Gülen, exilé aux Etats-Unis, que le président turc accuse d'infiltrer les arcanes du pouvoir avec le projet de mener un coup d'Etat. Au milieu de cette tension, la campagne électorale est restée très discrète: peu d'affiches, peu de drapeaux et peu de bus de campagne sillonnant les rues. Le HDP, dont les partisans ont été visés par l'attentat du 10 octobre à Ankara, avait alors décidé de réduire ses activités.