Près de vingt ans après l'assassinat des sept moines de Tibhirine, leurs fantômes hantent toujours les relations franco-algériennes. Les dernières révélations du rapport d'expertise, élaboré sur la base de l'enquête menée à ce sujet par la justice française et remis le 2 juillet aux familles des victimes, viennent compliquer encore plus ces relations. De toute évidence, les autorités algériennes ont déployé des efforts, maladroits, afin de tenter d'enterrer, sous beaucoup de mensonges, les véritables circonstances de la mort des sept moines, dont on ignore, jusqu'à présent, la réelle identité des exécuteurs. Avec pour seuls résultats, une crédibilité encore plus douteuse des institutions de l'Etat algérien et, de ce fait, un renforcement des leviers de pression sur le pays voisin de l'est, déjà fragilisé, sur le plan intérieur, par l'état de santé de son président. Si la DRS (services secrets militaires algériens) des généraux Lamari et Taoufik, ses dirigeants de l'époque, s'était forgée une triste réputation dans la manipulation de quelques groupes terroristes jihadistes, la science est un instrument beaucoup plus puissant qui permet de déterminer la vérité. Les autorités algériennes avaient tout fait pour éviter que le monde sache que des sept moines français assassinés, il ne restait plus que les têtes, le sort du reste de leurs dépouilles étant un mystère jusqu'à aujourd'hui. Ils en étaient même arrivés à lester leurs cercueils de sable, pour faire croire que leurs cadavres étaient entiers, mais l'obstination du Père Armand Veilleux, procureur général de l'Ordre cistercien, auquel appartiennent les moines assassinés, a fini par faire éclater la vérité. Et après avoir freiné des quatre fers toute tentative de procéder à des prélèvements sur les crânes des victimes, les autorités algériennes ont fini par céder, une équipe d'enquêteurs menée par un juge français, Marc Trévidic, a ainsi pu se rendre, en octobre 2014, à Tibhirine, où sont enterrés les moines. Les résultats des analyses ne laissent aucun doute. DRS sous fausse bannière GIA La prétention du GIA (Groupe Islamique Armé), qui avait revendiqué l'enlèvement des sept moines, qu'ils étaient toujours en vie à la fin du mois d'avril 1996, d'après un communiqué qui lui a été attribué et un enregistrement sonore de leurs voix, remis à l'ambassade de France à Alger, est tout simplement mensongère. Les religieux français étaient déjà morts indiquent les analyses. Leurs têtes ont été tranchées post-mortem, enterrées une première fois, puis déterrées et enterrées une seconde fois. Il reste à savoir pour quelles raisons les autorités algériennes ont fait de cette mystification du GIA la version officielle, et ce en supposant que les dits communiqués émanaient bel et bien dudit groupe jihadiste. Arrivé à ce stade de questions sans réponses, les révélations faites par d'anciens officiers de la DRS et de l'ALN, que l'armée algérienne, sur une opération des services secrets destinée à forcer les moines de Tibhirine à quitter leur monastère qui aurait mal tournée, prennent désormais plus l'aspect de la pièce manquante du puzzle que de la théorie du complot. Il n'est plus à prouver que le monastère de Tibhirine accueillait et soignait les blessés des groupes islamistes armés, ce qui déplaisait fortement aux autorités algériennes. Ces dernières ont également tout fait pour convaincre les moines de cesser de porter secours à ces blessés, puis de quitter le monastère, mais en vain. Décision aurait alors été prise de donner une « leçon » aux moines de Tibhirine, en les faisant enlever par une « katiba » du GIA dirigée par Jamal Zitouni, l'un des émirs de ce groupe terroriste jihadiste, contrôlé par la DRS. Qui tue qui ? Ce qui s'est passé après ? Seule une enquête plus poussée pourrait permettre de le déterminer. Deux versions existent, depuis l'époque, à ce sujet. Celle de la bande à Zitouni qui aurait croisé le chemin, dans le maquis, d'une autre bande du GIA, beaucoup plus puissante, cette dernière arrachant à la première les sept moines enlevés pour les exécuter. Mais il est tout aussi possible que l'évolution de la situation diplomatique et sécuritaire, à l'époque, ait poussé les patrons de la DRS a en « finir » avec les religieux français, devenus des témoins impossibles à relâcher. La question qui fait toujours grincer des dents les dirigeants algériens, à propos de la guerre civile qui a déchiré le pays voisin de l'est, dans les années 90, baptisée « décennie noire », c'est « qui tue qui ? ». Car si l'affaire des sept moines de Tibhirine continue à faire scandale, du fait de la nationalité française des victimes, ce n'est pas le cas des quelque 400 victimes du massacre de Bentalha, en septembre 1997, tous algériens, pourchassés et éliminés pendant toute une nuit, et ce à quelques dizaines de mètres de positions militaires de l'ALN. Entre 60.000 et 150.000 personnes ont été tuées, au cours de la décennie noire, en Algérie. L'ALN jouit d'une aura de sacralité, tout à fait légitime, auprès de la population algérienne. Sauf qu'il est beaucoup moins raisonnable de placer ses dirigeants et services secrets sous le même parapluie, au risque d'en arriver, un jour, à jeter l'eau du bain et le bébé avec. C'est, d'ailleurs, dans ce sens que cette affaire de terrorisme, qui relève normalement de la cuisine intérieure algérienne, intéresse au plus haut point les Marocains. On ne peut s'empêcher de se demander ce qui pourrait arriver sur les marches orientales du Royaume si les crimes, commis dans le pays voisin par quelques généraux crapuleux, soutenus par des hommes politiques véreux, venaient à être étalés sur la place publique mondiale... Bien sûr, la mise à nue des mensonges et manipulations des dirigeants du pays voisin de l'est permettrait de prouver au monde entier que l'affaire du Sahara et la création du Polisario ont été montées de toute pièce par les mêmes apprentis sorciers, semeurs de zizanie. Et que les Marocains ont toujours trouvé délirant que des pays occidentaux cherchent à s'appuyer sur des faiseurs de terroristes pour combattre le terrorisme. Sauf que c'est là une satisfaction que les Marocains renoncent à déguster, en raison de ses coûts connexes. Dangereux amalgame Les dirigeants du pays voisin ont si bien réussi à bourrer le crâne de leur population, essentiellement aux générations qui n'ont pas assisté aux règlements de compte post-indépendance, qu'il est devenu difficile de faire la distinction entre les institutions de l'Etat algérien et ceux qui en tiennent les rennes. Dénoncer, à juste titre, les dérives criminelles des généraux algériens est, malheureusement, perçu comme une insulte à l'ALN dans son ensemble et même aux martyrs de la lutte contre le colonialisme. Cet amalgame, derrière lequel se cachent les patrons mafieux de l'armée et des services secrets algériens, est extrêmement dangereux, dans le sens où la déchéance du sommet de la pyramide peut entraîner celle de l'ensemble de l'édifice, avec des conséquences, aussi graves qu'incalculables, pour ce pays comme pour son voisinage. Devant une telle perspective, il n'y pas, à l'évidence, pour les Marocains de raison de s'enthousiasmer. Le problème avec les Etats artificiellement créés après la vague des indépendances est qu'ils ne disposent pas de suffisamment de solidité historique pour alimenter leur capacité de résilience face aux graves crises institutionnelles qu'ils peuvent traverser. Et la personnification du pouvoir par quelques dirigeants mafieux rend ce genre de crises tout à fait possibles, voire très probables. Le renard n'hésite pas à se ronger la patte pour se dégager d'un piège dans lequel il aurait été pris, ce sacrifice instinctif étant l'unique manière de se sauvegarder. Les Algériens finiront-ils par se donner le courage, réfléchi, de s'imposer pareille astreinte ?