A écouter des «experts» débattre du potentiel militaire de la France sur un plateau de chaîne de télévision, comme pour tenter d'exorciser la terreur suscitée par les attentats du 7 janvier, à Paris, on avait l'étrange impression d'être retourné dans le temps, d'un bond en arrière de 75 ans plus exactement, quand d'autres «experts» vantaient les aptitudes de la ligne Maginot à stopper l'invasion des hordes nazis. On sait tous comment ça s'est alors terminé pour les Français. Le Général Von Manstein a rompu avec la pensée militaire de Clausewitz, à l'époque dominante dans tous les états-majors européens, et planifié la brillante manœuvre de Sedan. Qui fût appliquée, en mai 1940, tout aussi remarquablement par le Général Guderian, inspiré par le livre «Vers l'armée de métier», où un certain Colonel Charles De Gaulle théorisait pour la première fois l'usage d'unités mécanisées... Après avoir coûté aux contribuables près de 4 milliards de francs en frais de construction des fortifications et de dotation en armement, au début des années 30, la ligne Maginot n'aura donc servi quasiment à rien ! Selon le classement annuel du Global Firepower, qui ne tient pas compte de l'arsenal nucléaire, la France est la 6éme puissance militaire dans le monde, derrière les États-Unis et la Russie, mais aussi de la Chine et l'Inde. Le livre blanc sur la défense et la sécurité nationale française, publié en 2013, qui fixe les orientations stratégiques de manière globale sur une quinzaine d'années et, de manière plus précise, celles de la loi de programmation militaire 2014-2019, stipule que l'armée française doit être en capacité de projeter en dehors de l'hexagone jusqu'à deux brigades interarmes, soit 15.000 hommes, plus 45 avions de combat et un groupe aéronaval, mais après un préavis de six mois. En une semaine et dans un rayon maximum de 3.000 kilomètres, l'armée française ne peut envoyer au combat plus de 1500 hommes, soit même pas le quart d'une brigade, et juste 10 avions. Face à des bandes jihadistes opérant en terrain découvert et sans réel soutien de la part de la population autochtone, comme au Mali, les troupes françaises peuvent étaler tout leur savoir-faire et leur efficacité, en bénéficiant de la puissance de feu de l'appui aérien. Mais déjà, dans un contexte aussi propice au déploiement de la puissance militaire française qu'est le Mali, sans l'apport d'avions de transport des pays alliés de l'OTAN et de renseignement tactique des satellites et drones américains, l'opération Serval n'aurait pu atteindre aussi rapidement le succès enregistré. Dans une configuration de terrain accidenté, comme en Afghanistan, où les Talibans sont en outre bien implantés au sein de la population, ce n'est plus du tout évident en dehors du cadre de l'Alliance Atlantique nord. Pour venir à bout de 3 à 4000 résistants irakiens, retranchés dans la ville de Falloujah, en novembre 2004, l'armée américaine a dû mobiliser presque l'équivalent de l'ensemble des forces terrestres que peut engager la France dans des opérations extérieures. Et le double en avions de combat. L'opération Harmattan, menée par l'OTAN, en 2011, contre Kaddhafi, même si elle a abouti à la chute de la dictature, a révélé la grande dépendance de la France envers les États-Unis dans une guerre contre une armée conventionnelle, même si classée, à l'époque, seulement 52éme à l'échelle mondiale. Contre la Syrie, dont l'armée est classée 60éme, la France n'a pas osé s'y frotter seule, quand les États-Unis ont renoncé à affronter militairement le régime Assad. Mais tout cela a autant d'importance que la ligne Maginot face à des attaques terroristes comme celle du 7 janvier, à Paris. Car les jihadistes ont prouvé qu'ils sont passés maîtres dans l'art de la guerre de 4éme génération (G4G), dont les premiers traits théoriques ont été esquissés en 1989 par le Colonel William Lind, du corps des Marines. Mieux encore, les jihadistes ont leur propre théoricien de la G4G, le syrien Mustafa Setmariam Nasar, plus connus sous le nom de guerre d'Abu Musab El Suri, arrêté au Pakistan en 2005 et probablement livré par la suite à la Syrie, ou il était recherché. Les décideurs politiques et les responsables des services de sécurité français ont tout intérêt à lire son ouvrage, «L'appel à la résistance islamique globale», un pavé de 1600 pages d'une importance majeur, référence déclarée des jihadistes de Jabhat Nosra, justement si chers à Laurent Fabius pour la qualité de leur «boulot». Révolution dans les affaires militaires Ce jihadiste de la première génération, qui a rencontré, en 1987, le palestinien Abdellah Azam, premier fondateur de l'organisation Al Qaïda, et fait partie ensuite de l'entourage d'Oussama Ben Laden, a développé les instruments conceptuels de la G4G, selon le principe du «nizam, la tanzim» (un système, pas une organisation). Il s'inscrit, en cela, à l'opposé de Sayd Qotb, dont les écrits ont influencés les membres de l'organisation terroriste égyptienne, Jihad Islamique. Car, autant Qotb prônait une structure organisationnelle paramilitaire hiérarchisée et limitait «Dar el harb» (zone de guerre) aux pays arabo-musulmans, pour en renverser les régimes et appliquer la Charia, autant Al Suri recommande la constitution de petites structures le plus autonome possible et élargit le champ de bataille à l'ensemble de la planète. Pour ce faire, il a développé de manière poussée les concepts novateurs de « dissémination du champ de bataille» et d' «intention du commandant», s'appuyant sur une logistique décentralisée. Il n'y a plus un grand chef, mais une multitude de petits chefs d'unités à effectif réduit, décidant et agissant de manière tout à fait autonome, mais dans le cadre des directives générales tracées par les idéologues du mouvement. Les pays européens ayant cessé de se faire la guerre, la France ne craint donc plus aucune agression directement sur ses frontières, mais n'en prévoit pas moins de mobiliser quelques 10.000 hommes «en renfort des forces de sécurité intérieures». Sauf que la structure organisationnelle et la formation des troupes n'est pas des plus adaptées pour faire face à des attaques terroristes «en essaim», dans le style de Bombai, en Inde, et de Nairobi, au Kenya. Du 26 au 29 novembre 2008, pas plus de dix jihadistes ont mené dix attaques terroristes coordonnées à Bombai, tuant pas moins de 173 personnes et blessant 312 autres. Un carnage que les services de sécurité indiens n'ont plus, n'avaient pas vu venir. Le 21 septembre 2013, c'étaient six jihadistes qui ont fait 68 morts et plus de 200 blessés à Nairobi. A chaque fois, les terroristes assaillants ont agit de manière dispersé, dans une apparence de désordre, mais en fait selon un ordre préalablement prédéterminé. Les stratèges jihadistes ont donné une acceptation moderne des concepts développés dans le livre «L'art de la guerre» du penseur militaire chinois Sun Tzu, qui disait qu' «une formation militaire atteint au faîte ultime quand elle cesse d'avoir forme. Sitôt qu'une armée ne présente pas de forme visible, elle échappe à la surveillance des meilleurs espions et déjoue les calculs des généraux les plus sagaces». Cette armée internationale jihadiste d'un nouveau genre, qui «n'a pas de dispositif rigide, pas plus que l'eau n'a de forme fixe» et qui, «insaisissable comme une ombre, frappe avec la soudaineté de la foudre», est parvenue à faire 17 morts en trois jours, à Paris, avec seulement trois combattants, deux opérant en binôme et un autre en solo. Sans tenir compte des soldats déployés après l'attaque contre Charlie Hebdo, il y a quand même 17.000 policiers à Paris. Mais devant le siège du journal, il n'y en avait pas plus de deux. «Une armée évite les points forts pour attaquer les points faibles» ! Que faire alors, quand «s'il ne sait où je vais porter l'offensive, l'ennemi est obligé de se défendre sur tous les fronts» ? Peut être qu'il faut chercher la réponse chez le même Sun Tzu. «La prévision ne vient ni des esprits ni des dieux. Elle n'est pas tirée de l'analogie avec le passé, pas plus qu'elle n'est le fruit des conjectures. Elle provient uniquement des renseignements obtenus auprès de ceux qui connaissent la situation de l'adversaire». Et le renseignement de qualité ne s'obtient pas avec des arsenaux, aussi bien garnis et technologiquement évolués soient-ils. C'est le fait d'êtres humains, un domaine où les nouvelles technologies, dont l'utilité n'est plus à démontrer, ne parviennent cependant pas à constituer une alternative efficace. Ce qui fait que les services de sécurité d'un pays comme le Maroc, aussi peu richement équipés soient-ils, mais s'appuyant sur des ressources humaines jouissant d'un réel savoir faire cumulé, parviennent à se montrer efficaces dans la lutte contre le terrorisme. Cela réduit sérieusement le risque de se faire surprendre par une attaque terroriste, sans, malheureusement, l'annuler. Des commentateurs français des concepts de la G4G ont eu cette description, on ne peut plus juste à ce sujet. C'est une «guerre de moins en moins guerre» ! Une guerre sans ligne de front, qui a laissé place à un espace d'affrontement mondialisé, où tout endroit (le siège d'un journal, une petite entreprise située en périphérie urbaine, une épicerie en plein centre ville, une ancienne boulangerie dans une petite ville, des pays entiers, tels la Syrie, l'Irak, la Libye...) est susceptible d'être transformé, en quelques fractions de secondes, par une poignée de combattants endoctrinés, armés et déterminés, en un sanglant champ de bataille. Dont le « spectacle » est aussitôt étendu par les médias à l'ensemble de la planète. Un investissement minimum pour un impact maximum. Dans un tel contexte, il est plus facile d'essuyer une défaite que de remporter une victoire, cette dernière devenant presque impossible à définir au niveau politique avec exactitude, comme ce fût toujours le cas au cours de l'histoire de l'humanité. L'issue finale sera encore plus éloignée et ardue à gagner que les responsables politiques vont tarder à arracher leurs œillères idéologiques qui ont précipité la France là où elle en est aujourd'hui, meurtrie dans sa chaire et en colère, mais sans vraiment savoir quoi faire.