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En marge du drame de Bourgogne : Entretien avec Abdelouahed Mountassir, président du Conseil national de l'Ordre des Architectes : 25% du bâti casablancais est à surélévation non réglementaire
Publié dans L'opinion le 18 - 07 - 2014

Après la tragédie des familles du quartier Bourgogne et leurs proches, morts sous les décombres, dans un sombre épisode apparemment sans précédent de mémoire de Casablancais, du fait des circonstances particulièrement atroces et du nombre élevé des victimes, des réflexions se sont faites jour sur les origines de l'effondrement, les responsabilités et les moyens à mettre en œuvre pour éviter à l'avenir des malheurs similaires en séries. L'heure est peut-être venue, dit-on, de passer à l'action pour prendre à bras-le-corps le problème cyclique des effondrements de maisons que connaît la métropole depuis des décennies avec des étapes marquantes comme les effondrements de Hay Boujdour à Derb Soltane suite aux inondations pluviales de ce quartier dans les années quatre-vingt-dix, sans oublier les effondrements en série faisant des morts dans les quartiers de l'ancienne médina Derb Cuba, Maaizi, Aarset Ben Slama, rue La Butte, rue el-Karma, etc. Souvent dans le passé des voix s'élèvent au moment du drame appelant à des solutions radicales mais par la suite, très vite, tout se tasse sous une chape d'oubli jusqu'à la prochaine hécatombe.
Qu'est-ce qui fait s'effondrer une maison sur la tête de ses habitants à part un séisme ? En réalité plusieurs causes en lice : la dégradation sous le poids de l'âge avancé, la vétusté, le manque d'entretien régulier avec intempérie et infiltration d'eau, étanchéité mal exécutée ou négligée des toits, problèmes de plomberie laissés sans réfection, la densification extrême qui entraîne suremploi de la bâtisse, sa surcharge, sa taudification, son délabrement relativement rapide, etc. Si les masures pouvaient parler, elles se plaindraient des maltraitances des propriétaires et des locataires réunis.
Parallèlement à ces cycles plus ou moins naturels de l'agonie d'une habitation, il y a aussi le non respect des normes de construction, les surélévations à n'en plus finir d'étages sur des assises prévues à l'origine pour un étage ou deux, les modifications de plans. Ces infractions se font sous la pression d'un besoin soit de familles propriétaires, agrandies avec le temps et qui cherchent à s'aménager plus d'espace vital, soit de propriétaires qui veulent fructifier leurs biens immobiliers par le locatif en violant les lois les plus élémentaires et en mettant en danger la vie d'autrui. Contraintes sociales et course vers le gain entraînent tout un chantier florissant, une machine bien huilée qu'on appelle les travaux de surélévation. Un jour ou l'autre, le retour de manivelle est alors inéluctable.
D'où le fait que Conseil National de l'Ordre des Architectes donne un autre son de cloche bien nuancé dans le débat consterné suscité de la tragédie de Bourgogne. En effet, dans l'entretien suivant, le président de ce Conseil, l'architecte M. Abdelouahed Mountassir, soulève la question des surélévations non réglementaires et l'absence de suivi de chantier qui constituent des problèmes de base incarnés par l'affaire du quartier Bourgogne. Entretien :
L'OPINION : Quand une maison s'effondre quelles pensées traversent l'esprit d'un architecte ?
Abdelouahed Mountassir : Quand il y a effondrement d'un immeuble ou d'une maison, ma pensée en tant qu'architecte et aussi en tant que président du Conseil National de l'Ordre des Architectes va vers des dossiers précis que nous avons menés pour justement faire face à des pratiques déterminées qui sont à l'origine du phénomène d'effondrement comme c'est malheureusement le cas de la tragédie du quartier Bourgogne. Mais nos revendications qui visaient à prendre le taureau par les cornes sont restées, malheureusement, lettre morte entre les mains des responsables de l'autorité de tutelle.
Pourquoi je parle de ça ? Parce qu'il ne s'agit pas de constructions clandestines. L'habitat clandestin on le connaît, il se fait sans architecte, sans autorisation en faisant fi des règles élémentaires de l'urbanisme. Là, l'architecte est plutôt concerné juste pour tirer la sonnette d'alarme. Ce qui s'est produit au quartier Bourgogne n'est pas non plus l'ancienne médina dont le tissu urbain remonte à une époque où les gens n'avaient pas d'assises pour les maisons selon les normes modernes. Dans les dossiers que j'évoque, les responsabilités des autorités compétentes concernées sont engagées, à savoir le ministère de l'Habitat et de la politique de la ville et les autorités locales. Nous avions en effet interpellé les responsables sur le phénomène des surélévations non réglementaires et le danger qu'elles représentent et nous appelions pour trouver un programme, des solutions pour y remédier. Car il y a hélas d'autres quartiers concernés par le phénomène et des drames risquent d'arriver tôt ou tard si on n'y prend pas garde, notamment dans des secteurs d'habitat de la métropole auxquels on ne pense même pas comme Hay el Farah, Sbata, etc. Ces quartiers parmi d'autres sont aussi concernés, le risque est grand si rien n'est fait.
L'OPINION : Comment en êtes-vous arrivé à ce constat ?
Abdelouahed Mountassir : J'ai assisté personnellement à ce qu'il en est réellement de ces quartiers vers la fin des années quatre-vingt et début quatre-vingt-dix. A l'époque, je travaillais pour des collectivités locales dans le cadre de réalisation de petits équipements et les élus revendiquaient dans toutes les communes les surélévations, ce qui leur procure un électorat large et sûr en faisant ce cadeau aux habitants. Mais c'est un cadeau empoisonné car on ne mettait pas en place les structures nécessaires pour faire le suivi de ces opérations de surélévations. Il s'agit de la chose la plus compliquée à faire pour un ingénieur parce qu'il faut aller renforcer les fondations, les poteaux, les poutres. Donc en fait, il fallait qu'ils disent en réalité à ces gens-là : vous voulez avoir R+3 on vous donne même R+5, mais démolissez et reconstruisez à nouveau selon les normes d'assises de R+5.
L'OPINION : Ça revient donc économiquement cher de respecter les normes ?
Abdelouahed Mountassir : C'est assez coûteux et donc personne ne s'y aventure. Par conséquent, on surélève sur un existant de fondations conçues pour uniquement R+1 ou R+2. Je signale qu'à Casablanca il n'existait dans les quartiers populaires que des lotissements R+1 et R+2. C'est le cas de Hay El Farah par exemple. Allez voir maintenant ce quartier, c'est partout des R+4 et R+5. Et on peut affirmer, sans risque d'être contredit, qu'il n'y pas eu un seul cas de ces constructions qui aurait fait l'objet de travaux de renforcement des fondations en prenant en compte la charge des surélévations.
L'OPINION : Qu'est-ce que représente ce genre de constructions à surélévations non réglementaires dans le tissu urbain casablancais ?
Abdelouahed Mountassir : Je dirais en étant optimiste que ça représente 25% du bâti casablancais. C'est une estimation.
L'OPINION : Comment cela est-il arrivé ?
Abdelouahed Mountassir : Il y a des responsables derrière. Dans le lot des architectes complaisants, ce qu'on appelle communément les architectes signataires. J'ai tenu une réunion vendredi dernier (11 juillet : NDLR) avec tous les Conseils régionaux du Conseil de l'Ordre des Architectes du Maroc pour justement soulever à nouveau ce problème, parce que nous sommes concernés. Les architectes signataires ce sont les architectes qui signent un plan mais ne font pas le suivi. Nous avons des statistiques. Ils sont connus ces architectes. Il y en a dans certaines régions, notamment à Berrechid, qui signent dans les mille dossiers par an ! Est-ce qu'ils ont la capacité d'assurer le suivi de mille dossiers de surélévations par exemple ?
L'OPINION : En quoi consiste un suivi de dossier ?
Abdelouahed Mountassir : L'architecte s'engage avec le maître d'ouvrage, c'est-à-dire le client, pour désigner un bureau d'étude. Il doit par la suite vérifier si ce bureau d'étude a bien exécuté son travail, à savoir évaluer la solidité de la structure existante et le renforcement requis avant de pouvoir construire en hauteur. L'architecte est tenu aussi à mettre un bureau de contrôle dans le coup pour vérifier si les calculs ont été effectués dans les normes. Après, il doit être sûr que l'entreprise chargée de la construction est compétente. Et il doit suivre avec l'ingénieur tout ce qui concerne la structure et la conformité. Le travail de l'architecte c'est l'orchestration de toutes ces opérations, c'est en quelque sorte le chef d'orchestre.
L'OPINION : C'est lourd comme responsabilité ?
Abdelouahed Mountassir : C'est très lourd en effet mais les gens ne sont pas conscients de cette responsabilité ou s'en balancent. Au Conseil régional de l'Ordre des Architectes de Casablanca, il y a quinze ans, nous avions écrit au Bureau national et nous avions fait passer quelques architectes signataires en conseil de discipline. Nous avions envoyé notre rapport, pour suivre la procédure, à l'Ordre national qui avait adressé des propositions de décisions au Secrétariat du gouvernement. Ce sont des dossiers qui sont restés malheureusement dans les tiroirs jusqu'à aujourd'hui. Ce qui fait que tout le monde était découragé. Les Conseils régionaux sont au fait du problème, ont les statistiques, ils essaient de mettre au pas ces gens-là en usant de moyens avec les autorités locales, mais tout cela reste bien en deçà des aspirations.
Il ne faut pas oublier aussi que souvent ce sont les services de la commune qui sont impliqués. Ils réalisent les plans qui sont présentés aux architectes signataires pour y apposer leur signature. Et les travaux démarrent sans que l'architecte en soit avisé. Là, c'est le rôle des agents de la commune chargée du contrôle. Il y a un cahier de chantier qui a été éliminé par le nouveau décret sur les marchés publics, il s'agit là d'une erreur au niveau de la législation. Ce cahier de chantier devait être signé et c'est sur sa base qu'on pouvait vérifier si l'architecte a effectué ou non son travail. Par conséquent, la commune ne vérifie pas si l'architecte suit les travaux.
L'OPINION : Il faudrait remédier aux surélévations pour éviter des problèmes à plus ou moins longue échéance. Mais étant donné le coût élevé des renforcements des fondations, serait-on aujourd'hui dans l'impasse ?
Abdelouahed Mountassir : De toutes les manières, là où il y a eu surélévation il faut d'abord aller contrôler et faire le nécessaire, quitte à renforcer les bâtiments qui en ont prioritairement besoin. Il y a lieu de former des groupes de travail constitués d'ingénieurs et d'architectes qui vont aller se pencher sur l'état du bâti concerné.
L'OPINION : Votre proposition serait donc de faire un diagnostic de l'habitat en question ?
Abdelouahed Mountassir : Il faudrait bien un jour qu'on commence par des diagnostics, cas par cas, dans ce tissu d'habitats touché par des surélévations non réglementaires et voir s'il y a dégâts, menace d'effondrement et faire le nécessaire pour prévenir.
L'OPINION : A vous entendre, on croirait que vous touchez au dossier des maisons menaçant ruine dont le ministère de l'Habitat annonce des recensements avec des chiffres alarmants.
Abdelouahed Mountassir : Je ne parle même pas de l'habitat menaçant ruine. Il y a des quartiers qui menacent ruine et qui ne sont pas recensés. Quand je parle de Sbata et Hay El Farah, c'est pour dire que là-bas il y a des lotissements qui étaient à l'origine des R+1 et sont devenus des R+4 et même R+5. J'avais à réaliser un travail sur l'occupation de l'espace public, il y a plus d'une dizaine d'années. C'était dans la préfecture de Mers Sultan. J'ai sillonné cette préfecture. J'ai travaillé sur Hay El Farah, Hay Drissia, etc. Et j'ai constaté des fissures énormes sur un certain nombre de bâtiments. J'ai rédigé un rapport détaillé que j'ai remis à feu Moulay Abderrahmane, le gouverneur de Derb Soltane à l'époque, début des années quatre-vingt-dix. Le constat était grave mais rien n'a été effectué. Généralement, rien n'est fait en attendant la prochaine catastrophe. C'est vrai qu'on préfère temporiser indéfiniment parce qu'effectivement c'est lourd comme héritage. Mais tôt ou tard, il faudra bien un jour commencer par s'acheminer vers des solutions en mettant la main à la pâte comme on dit. A ce moment-là, il faudrait mettre sur pied des mécanismes pour faire face à ce problème qui nous concerne tous.
L'OPINION : Quel rôle peut jouer l'Ordre des Architectes ?
Abdelouahed Mountassir : Le Conseil de l'Ordre des Architectes est prêt à s'impliquer à 100% s'il y a une volonté et une démarche rationnelle, scientifique pour trouver des solutions à ces 25% de bâti qui menacent ruine à court ou moyen terme.
En attendant, l'urgence c'est de commencer par sanctionner les architectes contrevenants, il faut arrêter une fois pour toutes ces pratiques. A l'heure où l'on discute maintenant, je suis sûr qu'il y a des centaines de dossiers qui sont en train d'être autorisés, signés par des architectes sans scrupules.
Il faut que les autorités compétentes nous écoutent, nous architectes. Si nous dénonçons ce fléau des signataires à cor et à cri ce n'est pas dans le sens de vulgaires préoccupations pour des parts de marché qu'ils ne rafleraient ! C'est plutôt dans le sens de la responsabilité. Il s'agit en effet de gens irresponsables et par conséquent ils discréditent l'image de l'architecte et décrédibilisent tout un corps de métier, sans parler des conséquences très graves des surélévations qui font fi des normes de sécurité et mettent en danger des vies humaines.
Souvent, on entend des gens protester qu'ils possèdent en « bonne et due forme » un plan pour surélévation. Mais il ne suffit pas d'avoir un plan, encore faut-il suivre les différentes opérations de contrôle décrites plus haut.
L'OPINION : D'aucuns peuvent en déduire que l'architecte doit tout simplement éviter de signer des plans de surélévation.
Abdelouahed Mountassir : Non, ce n'est pas ça du tout ! Donnez-moi une surélévation à signer et je la signe. Ce n'est pas le problème. Le problème c'est que je dois suivre le travail du bureau d'étude pour vérifier qu'il a bien pris les dispositions pour diagnostiquer l'état de la structure existante et évaluer si elle peut porter encore des surcharges supplémentaires ou non. Ce n'est pas la fonction de l'architecte, mais il doit veiller à ce que ces opérations réalisées par des tiers soient exécutées avant l'ouverture du chantier. Je suis sûr que beaucoup de gens construisent sans ouverture de chantier moyennant des pots-de-vin. On n'en parle pas jusqu'à ce qu'il y ait des victimes. Voilà des choses évidentes, je ne sais pas pourquoi on s'en cache. Il faut lutter contre ce fléau au niveau de la racine, directement, par où ça commence vraiment. Or, ça commence par les architectes complaisants. Ils sont connus à travers le Maroc, on sait combien de dossiers de surélévations sont déposés annuellement par chacun d'entre eux, 600 dossiers au minimum. Vous savez ce que représentent 600 dossiers ? Il faudrait avoir tout un bataillon d'architectes pour traiter dans les règles de l'art un si grand nombre de dossiers !
Ce que je viens d'expliquer à propos de mesures à prendre, cela va de soi, est valable aussi bien pour les constructions neuves que les extensions de bâtiment et pas seulement les surélévations. De plus, aujourd'hui, pour une question de transparence, il est temps de définir clairement la mission de tous les intervenants architectes, ingénieurs, promoteurs et entreprises. Jusqu'à présent, c'est la confusion, en quelque sorte le flou artistique. Chaque fois que quelque se passe, on reste dans le flou en se demandant qui est responsable de quoi.


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