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La prostitution à Casablanca, système concentrationnaire sous le Protectorat français : Quand l'enquête de deux médecins français en 1951 pulvérise l'image du Bousbir exotique
L'une des toutes premières enquêtes réalisées sur la prostitution à Casablanca date de 1951 sous le Protectorat français. Elle avait été réalisée par deux médecins français, Jean Mathieu et P-H Maury, des praticiens selon toute apparence pas du tout portés sur l'exotisme. D'où le fait qu'ils avaient choisi comme épigraphe pour leur travail un paragraphe de «Le Deuxième sexe» de Simone de Beauvoir très significatif qui résume la réalité du monde infernal de Bousbir auquel étaient soumises les prostituées marocaines entre le marteau des patronnes maquerelles et l'enclume des inspecteurs de police français: «La basse prostitution est un pénible métier où la femme est opprimée sexuellement, économiquement, soumise à l'arbitraire de la police, à une humiliante surveillance médicale, aux caprices des clients, promise aux microbes, à la maladie, à la misère est vraiment ravalée au niveau d'une chose». Cette enquête, vieille de plus soixante ans aujourd'hui, et effectuée au cœur même du «quartier réservé» connu sous le nom fameux de Bousbir, avait été rééditée par les soins de Abdelmajid Arrif et l'Institut de Recherches et d'Etudes sur le Monde Arabe et Musulman en 2003. Elle vient d'être rééditée une nouvelle fois par les éditions La Croisée des chemins. Cette publication s'inscrit dans le mouvement d'engouement pour la réappropriation de la mémoire de la ville. Le lieu en question se situe dans le quartier Baladia à Derb Soltane. Son mur de clôture longe la rue d'Abyssinie. Il est actuellement habité par des familles de Mokhaznis. Bousbir figure l'emblème d'une sombre époque pour une bonne partie des femmes qui étaient raflées par la police dans les quartiers de la ville de Casablanca sous prétexte de pratiques clandestines de la prostitution et par souci de prophylaxie sanitaire. Elles sont livrées à l'exploitation sexuelle légalisées sous les auspices de l'Etat français. L'enquête a concerné plus de six cents prostituées dont les témoignages furent recueillis sur place. Les enquêteurs ont dû aussi puiser dans les renseignements des fiches du dispensaire du quartier réservé où les femmes étaient soignées des maladies vénériennes. Les témoignages recueillis montrent que les conditions économiques, la misère, le mariage précoce 13 ans, la violence conjugale et familiale, l'abandon marital, avaient poussé bon nombre de ces femmes à sombrer dans la prostitution à l'âge de 16 ans, voire moins. Les auteurs fournissent des données méticuleuses sur l'alimentation, le vestimentaire, le logement, toilette, distraction, l'origine géographique des prostituées en majorité de la région de Casablanca, de Marrakech, du Gharb et une minorité d'Agadir, de Tanger et même d'Algérie. Pour ce qui est de l'âge moyen des prostituées, il est difficile à arrêter en raison notamment de l'absence de la carte d'identité pour indiquer l'âge. Mais on trouve parfois une enfant de douze ans internée. L'internement par erreur est soulevé aussi pour des prostituées de confession juive qui exerçaient pour les clients juifs etc. Histoire Qui ne connaît pas Bousbir à Casablanca ? Actuellement le nom désigne toujours un quartier de l'ancienne médina extra muros sur lequel ouvre la porte Bab Jdid. L'endroit est l'origine du nom qui va se déplacer par la suite vers Derb Soltane. A l'origine, le nom est une déformation-appropriation par les Marocains du prénom de Prosper du Français, Prosper Ferrieu, propriétaire foncier à Casablanca depuis 1908. Ce Prosper Ferrieu était né à Casablanca en 1866, fut chargé du consulat de France à Casablanca, puis devint vice-consul de Grèce, conseiller politique du général d'Amade et enfin conseiller du Commerce extérieur français. Malgré son opposition, il ne put empêcher la fixation, pour une dizaine d'années, du premier quartier réservé de Casablanca sur des lots de terrains lui appartenant et situés à quelques encablures de Bab Marrakech, ancienne médina extra muros. Il devait être bien célèbre, son nom est sur toutes les bouches. Mais il était sans doute bien loin d'imaginer que son prénom allait porter les connotations de la prostitution et de la traite humaine avec ses corolaires l'humiliation, l'exploitation, l'oppression, l'arbitraire, la déchéance. C'est avec la présence d'une forte garnison militaire que la prostitution s'est développée et fut organisée en quartier réservé à Casablanca. Ainsi naquit Bousbir. Après avoir été déplacé aux environs de Bab Marrakech, le quartier, Bousbir devait être déménagé vers la Nouvelle Médina et construit par une société immobilière «la Créssonnière». C'était vers 1923. Il se situe dans le quartier qu'on appelle aujourd'hui encore Derb Baladia, à Derb Soltan-el Fida. Le prétexte de création du quartier réservé pour les autorités coloniales se résumerait dans le souci de surveiller la situation sanitaire pour stopper toute menace de propagation de maladies vénériennes. Ce régime entraîne un système concentrationnaire avec mainmise du contrôle policier usant de rafles quotidiennes sans qu'il y ait d'intervention du système judiciaire. Une moyenne de 80 jeunes femmes par mois et près de 1.300 par an, sont raflées dans les quartiers chauds Ben M'sik et les Carrières Centrales et jetées à Bousbir pour servir comme travailleuses du sexe sous la houlette de tenancières sans jamais passer par un juge. Les médecins auteurs de l'enquête ne parlent pas de détention mais de «système concentrationnaire». Ils notent seulement qu'arrivées au dispensaire pour être soumises aux examens médicaux sur les maladies vénériennes, les femmes raflées «à l'insu du personnel médical, font l'objet d'un véritable marché d'esclaves. Le racolage est le même que celui effectué par les patronnes maquerelles dans les marchés, halqa, piscine municipale» pour recruter de futures filles soumises. Les enquêteurs vont donc essayer de prouver que les raisons de santé et de prophylaxie ne servent à rien car, selon eux, dans une ville de 700 mille habitants et avec les conditions de vie très précaires de la majorité dans les quartiers populaires, il doit y avoir selon leurs estimations près de 33 mille prostituées dans la ville exerçant dans une complète clandestinité. Les auteurs auraient pu se limiter au travail d'enquête médicale alors qu'ils se sont fait sociologues et ethnologues. Ils se sont intéressés aussi à l'aspect linguistique puisqu'ils ont observé le langage des prostituées en rapport avec le monde de la sexualité avec notamment les multiples noms des organes génitaux. C'est en 1953, trois ans avant l'Indépendance, que la fermeture des quartiers réservés est décidée. Selon Abdelmajid Arrif «l'enquête des deux médecins n'est pas tout à fait étrangère à la prise de cette décision. Leur rapport accablant et leur critique acerbe de ce système dont ils ont démontré le caractère «concentrationnaire» et l'inefficacité, a semble-t-il influé, selon A. Adam, sur la décision prise par le Comité consultatif de la santé publique». A. Adam évoque d'autres considérations politiques qui n'y furent pas non plus étrangères. «Les nationalistes, écrit-il, s'indignaient depuis longtemps, et à juste titre, de la publicité de mauvais aloi donnée parfois aux quartiers réservés des villes marocaines et demandaient pourquoi les Français, qui avaient aboli chez eux les maisons de tolérance, les conservaient au Maroc». Arrif évoque le fait que Bousbir reste un lieu caché du fait que beaucoup de gens peuvent passer à côté sans se rendre compte de son existence. Une existence qui aurait tendance à se gommer comme c'est arrivé avec les anciens noms des rues qui étaient des noms de femmes qui travaillaient dans Bousbir en tenant une maison et qui ont été modifiés par la municipalité: al-Fassia devenant Yassmine, al-Maknassia changée en Firdaous etc. Abdelmajid Arrif, ethnologue, poursuit des recherches en anthropologie urbaine sur le Maroc dans le cadre de ses activités à la Maison méditerranéenne des sciences de l'homme (Aix-Marseille Université – CNRS). «Bousbir, la prostitution dans le Maroc colonial, ethnographie d'un quartier réservé», éditions La Croisée des chemins, Casablanca.