Mohammed Kabbaj, bouquiniste, aime à raconter une histoire, la sienne, du célèbre marché aux puces de Derb Ghallef. Son parcours à part retracerait le passage de la manie hystérique des collectionneurs des bibelots anciens qui faisaient les bonnes affaires juteuses des brocanteurs et des antiquaires, dans un passé pas vraiment très lointain, à l'engouement effréné d'aujourd'hui pour les nouveautés électroniques dernier cri. Pour Kabbaj, il y a une relation plutôt complexe avec le livre de la part d'un bouquiniste qui lit : comment entretenir une relation passionnée avec le livre en tant que lecteur et être en même marchand de ces livres, en vivre et en faire vivre sa famille ? Kabbaj répète tout le temps qu'il aurait pu faire une carrière universitaire ou exercer une toute autre profession pour gagner bien sa vie. Seulement il a, dit-il, toujours eu une hantise : garder son indépendance et entretenir un rapport particulier aux livres. Arborant une sempiternelle barbe virant vers le roux avec une casquette bleue de marin comme couvre-chef tout en tirant constamment des bouffées de tabac sur une pipe qu'il rallume en un geste rituel, Kabbaj se dit lecteur d'essai de philosophie et grand amateur de poésie, surtout en arabe connaissant par cœur de longs poèmes, notamment de Mahmoud Darwich, Modaffar Annouab. Il tient depuis vingt ans une boutique de bouquiniste à Essaouira après être passé par Derb Ghallef où il fut le premier bouquiniste de son genre s'adressant en particulier aux chercheurs et surtout aux collectionneurs de livres rares ou livres anciens sur le Maroc, toute cette production livresque coloniale d'Histoire, géographie, archéologie, linguistique. Depuis vingt ans, il vit entre deux villes : Essaouira et Casablanca. Entretien : - Quels sont vos premiers contacts avec Derb Ghallef ? Ce sont les livres qui m'ont mis en contact avec Derb Ghallef. Si j'ai connu Derb Ghallef à mon jeune âge l'ancienne souika c'est bien parce que je devais aller fouiner parmi les amas de livres. Je suis né en 1953, mes parents habitaient le quartier la Gironde à Casablanca mais j'étais souvent chez ma grand-mère au quartier des Habous à quelques encablures en traversant Route Médiouna. Avec des copains, nous descendions au centre de la ville vers une célèbre boutique de bouquiniste près de la clinique Villa Clara. C'est une boutique de forme rectangulaire, profonde avec des rayons de livres, espèce de grotte tenue par Hassan. Par la suite, on allait vers la rue Gay Lussac (actuellement rue Aarar) vers une autre importante boutique de livres usagés. En y pénétrant, nous avions l'impression que Hassan nous avait précédés ! Nous ne savions pas qu'il s'agissait de Bouchaïb, le frère de Hassan, car les deux bouquinistes étaient des frères jumeaux chacun tenant son propre commerce de livres. C'étaient les premiers bouquinistes marocains. Ils étaient venus à Casablanca en 1949, ils étaient originaires de Safi où ils vendaient déjà des livres. Leur histoire est très intéressante parce qu'ils avaient vécu toute leur vie au milieu des livres depuis la naissance jusqu'à la mort. Ces Abdis étaient parmi les pionniers des bouquinistes marocains façon moderne. J'étais leur client jeune lecteur adolescent et je suis devenu leur client marchand de livres moi-même. -Quels autres endroits visités ? -Quand nous étions jeunes, nous allions à Bhaira chez le bouquiniste Bouazza qui s'approvisionnait chez Bouchaïb, ensuite à Derb Ghallef avec ces étalages à ciel ouverts et Koréa' non loin des arcades Laqwas de Place Serghna. Tout l'argent de poche y passait. Le plus important marché pour le livre usagé allait être Derb Ghallef depuis le temps où le marché n'était qu'un ensemble d'étalages à même le sol. Là venait une flopée de chineurs. Il y avait un certain Bahloul « Allah yarahmou » qui vendait des livres à Derb Ghallef où, aujourd'hui encore, un certain nombre de bouquinistes existent toujours parmi les plus anciens comme Mekki, Karam, Bidar à qui je ne manque pas de rendre visite à chaque passage par Derb Ghallef pour leur dire bonjour et s'enquérir de leurs nouvelles. Au début j'allais à Derb Ghallef en tant que chineur, je fouillais dans les tas de livres et je m'intéressais en particulier aux livres anciens sur le Maroc ce que j'appelle « mes livres jaunes » ! (rires). Les livres qui allaient par la suite devenir ma spécialité par la force des choses en apprenant sur le tas. Après les études secondaires au lycée Mohammed V et un passage à la Faculté de Droit de Casablanca, je suis parti à Paris pour poursuivre mes études universitaires. J'ai coupé le contact avec le monde des bouquinistes casablancais pendant huit ans d'affilée. A Paris, j'ai rencontré les bouquinistes des quais de la Seine. Cette image d'un bouquiniste attablé à son bureau en train de lire éclairé par une lampe entouré de livres m'a frappé, j'ai voulu vivre ainsi, une vie avec une dimension d'indépendance... ». -Comment s'est passé le retour au Maroc ? -C'était vers le milieu des années quatre vingt, il y avait encore peu d'intérêt pour la vraie valeur des livres anciens. Un carton de livre est vendu à 500 Dh alors que cela pouvait valoir plutôt 5000 Dh au minimum. J'ai choisi en revenant au Maroc de poursuivre ma passion depuis 1986 en ouvrant une boutique au marché aux puces de Derb Ghallef. Mon idée c'était d'introduire la mode de la bibliophilie, initier les gens à ce que c'est un livre de collection, un livre à tirage limité. Il fallait importer des livres anciens sur le Maroc, faire découvrir ces ouvrages souvent épuisés introuvables qu'on allait retrouver exposés à côté des meubles et autres objets de la brocante et de l'antiquité dans les salons d'antiquité et de brocante qui allaient commencer à être organisés à partir du début des années 1990. Cela avant la mode des rééditions par la suite (notamment les éditions La Porte, Eddif, Frontispice, etc.), un filon assuré grâce à un public curieux pour des ouvrages épuisés. Parallèlement, dans la boutique de Derb Ghallef, je vendais des livres ordinaires de philosophie et de littérature générale, de géographie, archéologie, sociologie, Histoire, bref toutes disciplines du savoir avec des titres et des grands auteurs qui ont traversé le temps en gardant leur valeur universelle. Ça allait bien au début. Les gens s'étonnaient de découvrir un bouquiniste qui lit et tient conversation autour des livres mis en vente dans son échoppe. Des habitués des khorda sont étonnés par les prix pratiqués, d'autres mécontents que je ne brade pas les livres à deux dirhams ou trois dirhams comme un vulgaire chiffon. C'était bien au début. J'avais des bons clients réguliers. Il y en avait de boulimiques comme Abdelkader Timoule, auteur notamment du « Maroc à travers les chroniques maritimes » où il me cite dans la dédicace avec le poète Mohammed Khair-Eddine. Il y avait aussi Dziri Mostafa, cadre d'assurance, le cinéaste Fassi Fihri de Marrakech pour ne citer que ceux-là. -Comment votre installation dans l'univers de Derb Ghallef s'était-elle déroulée ? -Quand j'ai atterri dans le milieu de Derb Ghallef, je me suis rendu compte que je réveillais le peuple des brocanteurs en quelque sorte, du moins ceux qui n'avaient pas idée de la passion des collectionneurs et de la valeur des livres anciens pour ces derniers. J'étais devenu la bête noire, pour ainsi dire, de certains collectionneurs qui profitaient de ce que les brocanteurs ignoraient la valeur des livres. L'un d'eux du moins s'était déclaré mon ennemi juré. S'il pouvait avoir un flingue, il m'aurait sans hésitation tiré dessus pour m'abattre ! (rires). Les brocanteurs commençaient à vivre mieux en se rendant compte de la valeur des objets et des livres qu'ils pouvaient détenir. Un exemple que j'ai vécu à Derb Ghallef, un ferrailleur, un Doukkali originaire de Oualidia spécialiste de matériel de bobinage, était tombé par hasard sur un livre ancien « Les Notables du Maroc » de Voinot, une édition originale, c'était en 1986. A ce moment-là, l'ouvrage n'était pas encore réédité. Le ferrailleur donne le bouquin à un marchand très futé, un certain Driss, actuellement en Italie. C'était ainsi, on mettait aux enchères des objets précieux tombés entre les mains des marchands analphabètes dans le domaine. Un client donne 600 Dh pour un livre acheté à 30 Dh à l'origine par le ferrailleur. Moi je le savais, je me suis quand même mis beaucoup d'acharnement pour l'acheter. J'ai fini par l'avoir à 900 Dh le mardi pour le revendre le samedi suivant à 2500 Dh ! A cette époque, il y avait encore beaucoup de chineurs à Derb Ghallef, des gens importants : collectionneurs, galeristes, hauts fonctionnaires en quête d'objets dits d'antiquité. Après 1988, c'est la chute libre, tout a commencé à se dégrader. Ensuite il y a eu les salons d'antiquité et de brocante qui ont permis d'exposer mes livres anciens et qui ont participé à sensibiliser sur l'importance de conserver les objets anciens, de découvrir leur valeur, de distinguer les styles de décoration qu'ils peuvent représenter. J'ai une famille à prendre en charge. Je n'avais pas le droit de m'amuser à ne vendre que des livres. N'empêche que ce sont les livres qui me sauvent maintenant. Ensuite déménagement de Derb Ghallef vers le quartier Riviera où j'ouvre boutique de bouquiniste - Le Bibliophile - avant de déménager, mais cette fois-ci vers Essaouira où je suis toujours. A Essaouira avec des amis, je participe dans un projet de restaurant. Le projet n'a pas réussi. Actuellement, je m'accroche toujours à ma boutique de bouquiniste où mes clients sont surtout des touristes. -Quel rapport entretenaient vos clients de Derb Ghallef avec le livre ? -Il y avait ceux qui lisaient et qui tiraient parti des ouvrages qu'ils achetaient et ceux qui achetaient avec une telle boulimie qu'on se demandait comment ils allaient pouvoir lire tout ce qu'ils stockaient. C'est le cas d'un médecin parmi mes clients fidèles dont la maison était une immense bibliothèque où les livres étaient entassés à même le sol encombrant jusqu'aux escaliers et autres halls et couloirs au point qu'on risquait de marcher dessus. Je me demandais souvent si le propriétaire était malade d'un amour immodéré pour les livres ou avait l'intention de fonder une librairie à sa retraite ou encore s'il projetait de faire une donation en son nom à une bibliothèque publique de quartier, ce qui serait une très belle chose. -Avez-vous gardé le contact avec Derb Ghallef ? -Toujours ! D'ailleurs j'habite juste à côté. Derb Ghallef est derrière certains événements qui m'arrivent de temps en temps, même après avoir vendu ma boutique. Ainsi de cette histoire de l'un des plus anciens ouvrages qui me soient tombés entre les mains. Il s'agit des œuvres complètes de Montesquieu reliées datant du XVIIIème siècle en très bon état appartenant à une Française de quatre-vingt-dix ans qui habitait un immeuble non loin du port à proximité de la CTM. Un matin vers 8 heures le téléphone sonne. Au bout du fil une voix d'un homme âgé qui dit avoir des livres à vendre. A mon arrivée à l'adresse indiquée, je retrouve un homme d'un certain âge, c'est le frère de la dame qui vient de mourir. Lui-même vit en Afrique subsaharienne depuis trente ans, dit-il. Les livres proposés étaient à l'intérieur de ce qu'on appelle une bibliothèque anglaise meuble vitré capitonné à l'intérieur. Il y avait plusieurs ouvrages de Rousseau pas complet, les « Milles et une nuits » de Galland, par contre Montesquieu était complet. Il y avait aussi des cartes postales tirage original. Les livres étaient intacts bien que l'appartement se trouve à deux cents mètres de la mer. J'ai demandé à l'homme comment il a eu mon téléphone. En guise de réponse, il a sorti ma carte visite de Derb Ghallef. Sa sœur aura gardé ma carte pendant 18 ans ! Le Montesquieu était dans un état impeccable. Je l'ai vendu à Essaouira. Grâce à Internet, j'ai connu sa vraie valeur marchande. -Donc bien que vous l'ayez quitté, Derb Ghallef vous poursuit en quelque sorte ? -Il y a un autre cas plus intéressant peut-être qui donne crédit à cette donnée. Si on est dans la croyance ou la superstition de ce qu'on appelle chez nous le « rizq », on pourrait dire que cela existe vraiment, que les gains viennent vers vous grâce à la providence sans que vous ayez à leur courir après. Un jour du mois de Ramadan où j'ai l'habitude de rentrer chez moi vers le coup de 16h, ma femme me dit que deux hommes étaient venus me voir. J'ai su qu'il s'agit de Si Mohammed et Aziz, des gars qui avaient un local de brocante à Derb Ghallef à l'époque. Quand ils sont revenus je me suis rendu compte qu'ils me proposaient « Les Traces glorieuses » de Louis Voinot et un autre ouvrage « L'empire de Fès », lequel date de la fin du 18ème siècle et le début du 19ème. Ils m'ont proposé d'acheter ces deux ouvrages avec un lot d'autres livres à 3000 Dh avant de me demander 2500 Dh. J'ai acheté et j'ai revendu l'un des deux ouvrages à 7000 Dh dans un salon d'antiquité. Lors d'un autre salon d'antiquité dans un complexe commercial face au Vélodrome en 1994, l'année où je m'étais installé à Essaouira, une dame française qui avait une boutique d'antiquaire à Casablanca s'était amenée avec son mari qui devait déménager à Marrakech. Voyant mes livres anciens exposés, le mari me propose de me vendre un lot de livres. Il vivait dans un appartement aux Habous à proximité du palais royal. Le premier livre qui a attiré mon attention c'est « Histoire ancienne de l'Afrique du Nord » de Stéphane Gsell (1864-1932), livre de référence, édition originale en huit volumes. Impossible de tomber sur une trouvaille pareille. Il y avait d'autres ouvrages, près de deux cent cinquante livres tous avec reliure en cuir. J'en ai vendu tellement, j'en garde encore aujourd'hui des exemplaires. -Quels souvenirs du tout début de l'installation à Derb Ghallef ? -Je me souviens de l'une des toutes premières opérations de vente de livres qui s'est passée de manière assez insolite. Ma femme travaillait dans une société, boulevard Zerktouni, face au marché des fleurs. Normalement la société n'avait d'activité que le samedi matin mais ce samedi-là il y avait exception et je devais attendre ma femme à la sortie pour faire une course ensemble. C'était au tout début de ma boutique de Derb Ghallef en 1986 et j'avais à peine une centaine de livres dans mon stock dont des ouvrages anciens sur le Maroc. En face du marchés de fleurs il y avait, en traversant le boulevard Zerktouni, un brocanteur et j'allais faire un brin de causette avec lui en attendant ma compagne chaque fois que je venais l'attendre à sa sortie du travail. Le brocanteur c'était Ba Mohammed Allah yarahmou. Depuis quelques jours il me disait qu'il attendait un arrivage de vieux livres. Quand ? Il ne savait pas. Or ce samedi après-midi je me suis dirigé vers le hanout comme d'habitude pour saluer Ba Mohammed et je suis surpris de trouver une montagne de livres bloquant presque le passage. Quelque chose comme sept mille livres minimum. Il y avait un couple de Français, une femme qui avait l'habitude de venir chiner à Derb Ghallef, et son mari médecin. Ils étaient passionnés de livres, ils tenaient dans leurs mains des ouvrages des Frères Tharaud dont « Marrakech ou les seigneurs de l'Atlas » (1920) une édition illustrée très chère qu'ils venaient de tirer du monticule de livres. Je me suis engagé dans la colline de livres pour fouiller en quête de ce qui m'intéressait. Je ne tarde pas à découvrir des ouvrages anciens sur le Maroc. Je me rends compte en feuilletant des livres que l'ancien propriétaire de la bibliothèque avait la manie d'inscrire sur chaque ouvrage en page de garde la date d'achat et le prix. Je commence à remettre à Ba Mohammed au fur et à mesure les ouvrages que j'ai choisis. J'ai découvert les livres des Frères Tharaud dans une édition ordinaire. Le couple de Français a commencé à marchander pour avoir trois titres des Frères Tharaud. Le marchand leur demande soixante dirhams, soit vingt dirhams l'exemplaire. Ils insistent pour payer moins. Le marchand se met en colère. J'interviens pour leur proposer de prendre les Tharaud en édition ordinaire et demande à Ba Mohammed de les leur céder à dix dirhams et je prends les exemplaires en édition illustrée. J'ai choisi près de 80 livres environ dont une bonne partie sur le Maroc. Il se faisait tard. Ba Mohammed avait un local de marchand de brocante à Bab Doukkala à Marrakech, il devait se rendre dans la ville ocre pour s'enquérir de ses affaires. Il m'a dit de revenir à son retour. Je lui dis qu'il peut appeler la police, les gendarmes et l'armée même, que je ne sortirais pas avant d'avoir terminé ! Il finit par me dire qu'il reporte son départ pour Marrakech et qu'il m'attend le lendemain. Le matin tôt, je suis levé et j'arrive. Après le tri, je ramasse pas moins de quatre cents livres sur le Maroc de valeur inégale bien sûr. Le propriétaire de la bibliothèque était un Français célibataire, journaliste voyageur d'une grande curiosité qui passait son temps à lire. J'ai payé quatre mille dirhams, soit dix dirhams l'exemplaire prenant le bon et le moins bon comme on dit : chi ala chi. Au bout de 6 à 8 mois, Ba Mohammed meurt. Je reviens chez ses enfants pour reprendre d'autres livres que je n'ai pas pu trier au début à cause du nombre. J'ai beaucoup ri quand j'ai entendu la déception de notre cher Bouchaïb de la rue Gay Lussac et d'autres d'avoir raté une telle khorda ! Comme on dit chez nous, c'est le rizk.