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Najia Zirari, coordonnatrice de l'AMVEF : « La redevabilité sociale signifie que les pouvoirs publics ont l'obligation de rendre compte aux citoyens et citoyennes »
Première association du genre créée au Maroc, l'Association Marocaine de lutte contre la Violence à l'Egard des Femmes (AMVEF) avait lancé le premier centre d'écoute et d'orientation juridique au quartier l'Hermitage, Casablanca, en 1995. Elle est devenue, par la suite, un modèle qui a inspiré la création d'autres associations similaires au Maroc qui ont fourni un travail impressionnant dans ce domaine. L'association vient de réaliser une enquête de terrain menée par Jamal Khalil, sociologue, sur la “perception de la violence à Casablanca" dans la préfecture de Bernoussi Sidi Moumen avec mise en perspective de la dimension de gouvernance. Najia Zirari, directrice et coordinatrice de l'AMVEF, nous explique dans l'entretien suivant l'engagement de l'association dans un nouveau projet parallèlement à la réalisation de cette enquête. Il s'agit du projet autour de la redevabilité sociale. Entretien : -Comment s'est déroulé le passage de la sensibilisation sur la violence à l'intérêt accru aujourd'hui pour la dimension de gouvernance ? -La violence est un phénomène social complexe, multi-dimentionnel avec convergence de problèmes personnels, de la communauté, du cadre de vie, du politique. Contribuer à la lutte contre la violence nécessite des stratégies multi-niveaux. C'est l'approche de l'association. Cette approche d'intervention est portée par un cadre de référence qui veut que la violence soit l'expression de la domination masculine, qu'elle est une violation des droits humains des femmes et une atteinte à leur intégrité physique et morale. De plus la violence envers les femmes est inacceptable et ne peut se justifier. Enfin, du point de vue de la responsabilité, un homme qui exerce une violence contre une femme est pleinement responsable. Ce qui n'exclut pas la responsabilité générale des pouvoirs publics parce qu'il s'agit de citoyennes et que les pouvoirs publics sont tenus de les protéger. Ecouter les femmes, les accompagner, cela permet aussi de comprendre les mécanismes de la violence, son ampleur et comment elle est traitée par les différents services publics. Il fallait d'abord étudier ces données pour ensuite agir plus haut. Nous avions commencé par l'écoute, la sensibilisation, le plaidoyer. L'intérêt pour l'impact de l'environnement sur la violence est venu bien après, progressivement. En 1995, au début de l'expérience associative, la violence était encore un tabou. L'association devait voir le jour en 1993 mais ça n'avait pas abouti parce qu'il y avait des résistances, parce qu'on refusait de reconnaitre que le phénomène de la violence contre les femmes existait. Aujourd'hui, le contexte a changé, dans le sens où les pouvoirs publics considèrent que la violence à l'égard des femmes est un phénomène social bien réel, démontré à travers l'enquête du Haut Commissariat au Plan qui parle de près de 6 millions de femmes victimes de violences au Maroc. Ce qui veut dire qu'il y a une reconnaissance de fait sur le plan politique. Du coup, la violence n'est plus un tabou, on en parle librement dans les mass média. Je pense que l'effort des uns et des autres à travers nos collectifs et le travail en réseau a donné des fruits avec la venue au jour du nouveau Code de la famille, l'amendement du régime de la nationalité, et maintenant, la bataille est pour l'amendement du Code pénal dont des aspects sont obsolètes et discriminatoires. Pour en revenir à la question de la gouvernance, le travail avec les femmes victimes de violences nous a permis aussi de connaitre les dysfonctionnements qui existent dans les différents services. Une femme qui s'adresse à l'association est écoutée, elle bénéficie d'un soutien psychologique et d'une orientation juridique pour lancer une procédure selon sa demande. Elle passe par un cheminement classique : l'hôpital pour avoir un certificat médical, la police ou la gendarmerie pour déposer plainte, le tribunal etc. Nous, nous sommes un observatoire, nous voyons comment cette femme est traitée dans les différents services, comment elle est accueillie, des fois elle est très bien accueillie, d'autres fois elle est maltraitée au sein des mêmes institutions et cela aggrave sa situation. Elle est ainsi doublement maltraitée. Par conséquent, il devient nécessaire d'agir sur la gouvernance, sur le droit d'accès aux services, le droit d'accès à l'information, aux soins, à une justice équitable. -Avec la nouvelle Constitution, il semble qu'il y a plus de détermination du législateur pour lutter contre la violence et les discriminations et par conséquent pour réaliser la gouvernance, à condition de mettre les textes en pratique? -Avec la nouvelle Constitution on peut dire qu'il y a un avant et un après. La Constitution apporte clairement l'interdiction de discriminations basées sur le genre, elle reconnait l'égalité entre la femme et l'homme pour les droits économiques, sociaux et politiques. Et il y a tout un chapitre sur la question de la gouvernance, sur le droit d'accès aux services de soins de santé, il y a même un article qui concerne le comportement des fonctionnaires et employés des différents services de l'administration. Elle reconnait la société civile comme un contrepouvoir appelé à contribuer à la conception, la réalisation et le suivi des politiques publiques. Ce n'était pas le cas avant. Avant il n'y avait pas de cadre normatif bien clair, bien défini. Maintenant nous considérons qu'on peut aller de l'avant et on peut contribuer à instaurer la gouvernance dans le quotidien des gens en prenant pour repère la violence envers les femmes. L'estimation de 6 millions de femmes victimes de violence, c'est énorme. Comment nous, en tant qu'acteurs associatifs, nous apprenons à interpeller l'autre incarné dans les pouvoirs publics pour arriver à s'écouter mutuellement, à travailler de manière formelle pour qu'il y ait de la prévention, la protection et la lutte contre la violence. Parce que la redevabilité sociale est différente du plaidoyer. -Vous êtes restés dans le plaidoyer pendant des années ? -Oui mais ce n'est pas contradictoire. Le plaidoyer c'est la communication, la sensibilisation, mais surtout c'est la proposition. C'est-à-dire on rencontre les responsables, on leur soumet nos propositions, on essaie de les convaincre. Reste la question de la redevabilité sociale.. -Qu'entendez-vous exactement par la redevabilité sociale ? -Il faut comprendre que l'autre d'abord est redevable. L'autre ce sont les pouvoirs publics qui ont l'obligation de rendre compte aux citoyens et citoyennes. C'est la base. D'ailleurs le programme du gouvernement actuel est basé sur le lien entre la responsabilité et le devoir de rendre des comptes. Quand je suis dans un poste de responsabilité, j'ai l'obligation de rendre des comptes à mes supérieurs bien entendu, mais aussi à la collectivité. J'ai l'habitude de rendre compte aux supérieurs hiérarchiques, mais aujourd'hui j'ai aussi l'obligation de rendre compte aux citoyennes et citoyens parce qu'il y va de l'application des dispositions de la Constitution. Et comme c'est quelque chose de nouveau, il s'agit d'un apprentissage, il faudrait qu'on apprenne ensemble. C'est-à-dire, d'un côté les pouvoirs publics locaux, et de l'autre, nous en tant qu'acteurs associatifs de la société civile. -En quoi consiste votre projet exactement ? -La redevabilité sociale c'est comme le plaidoyer. C'est-à-dire pour engager un processus de redevabilité sociale, il faudrait l'engager par rapport à une situation qu'on connait déjà. On vient vers les pouvoirs publics et on leur présente les problèmes posés, tout en leur demandant de nous informer sur ce qu'ils ont comme stratégie, comme actions à engager pour remédier à la situation. L'information que je ramène de cet échange il faudrait qu'elle soit fiable, structurée, sinon il y a le problème de la crédibilité. Nous avons besoin d'une situation de référence. Cette situation pour le cas présent c'est cette enquête sur Bernoussi Sidi Moumen autour de la perception de la violence par les habitants, en particulier les femmes. Pour notre projet, il ne s'agira pas de travailler sur toutes les problématiques. Ce qui nous intéresse c'est la question de la sécurité à Casablanca. Parce la problématique transversale qui est sortie du focus groupe, aussi bien pour les hommes que pour les femmes, c'est la question de la sécurité. Du coup, ce qui nous intéresse c'est la mobilité dans l'espace public. Autrement dit, quelles actions doivent être mises en œuvre par les pouvoirs publics pour que moi femme, citoyenne je pourrais circuler en toute tranquillité sans avoir peur, sans craindre d'être agressée, harcelée. Deuxième élément, c'est la question des transports publics, comment quand je monte dans les transports publics je ne suis pas agressée, harcelée, touchée. Quand je discute, je parts d'une réalité concrète qui est le quotidien. Donc cette information est importante. -Mais pour toutes ces questions le plus important reste au niveau de la réalisation? -Il faut d'abord savoir ce que les pouvoirs publics ont comme actions, comme stratégies. Il y a plusieurs niveaux à prendre en compte. Certes, il faut travailler sur le long terme, l'éducation, la sensibilisation, la médiation, etc. Mais il y a aussi les actions qu'il faudrait mettre en œuvre maintenant. Et d'abord, l'autre, les pouvoirs publics ont l'obligation de partager avec nous, ce qu'ils ont fait, ce qu'ils sont en train de faire quant aux problèmes qui nous préoccupent dans notre quotidien. Et donc à partir des actions effectuées sur le terrain, nous, de notre côté, nous allons donner des feedback. Par conséquent ce que nous demandons, c'est réellement une collaboration. -Est-ce que ce travail va faire appel à votre réseau d'ONGs qui œuvrent dans le même domaine ? -Vous faites bien de rappeler cette idée de réseau. Notre action a posé son dévolu sur Casablanca en tant que région parce que l'avenir c'est la régionalisation et notre idée est de faire de cette action au niveau de la métropole un projet pilote expérimental. Nous voudrions nous intéresser au territoire et travailler en partenariat avec des associations et des réseaux d'associations comme Afaq et le réseau AJR. Ensemble et chacun à travers sa mission, ses objectifs, nous allons travailler et lancer un projet pilote d'expérimentation et d'apprentissage mutuel. Ce sera, d'un côté, nous et, de l'autre, les acteurs locaux, et nous verrons comment nous allons travailler ensemble. -Est-ce que vous avez des idées concrètes pour la mise en œuvre de ce projet ? -Il y a d'abord les formations à travers des ateliers sur la redevabilité sociale. Le programme des formations commence ce 10 mai avec une matinée sur la redevabilité sociale (Hôtel Idou Anfa, Casablanca), un atelier adressé aux medias et qui va être animé par Azeddine Akesbi. Le 15 mai prochain, ce sera un atelier avec des acteurs institutionnels, entre autres des responsables de l'Entraide Nationale, etc. Le troisième atelier sera adressé aux associations des femmes et de droits humains. Le quatrième atelier de formation ciblera nos associations partenaires travaillant dans les quartiers de Casablanca. Parce que effectivement, si nous savons ce que c'est que la sensibilisation, la communication et le plaidoyer, nous n'avons pas construit une explication sur ce que c'est que la redevabilité sociale. Le 10 mai nous allons commencer par les médias parce que leur rôle est très important. La première séance planchera sur la définition de la redevabilité sociale, ses outils, ses fondements constitutionnels et quel devrait être le rôle des medias dans ce cas. Parce que la redevabilité sociale permet, à moyen terme, l'émergence d'une citoyenneté active, pas uniquement à travers les associations, mais aussi à travers les habitants des quartiers. Et au centre de la redevabilité social, il y a le droit d'accès à l'information. Après les vacances, il y aura une séance de consolidation. L'ensemble de ces travaux va déboucher sur un guide simple, tiré de l'expérience que nous aurions vécue et que nous allons diffuser pour que chacun en tire bénéfice à sa manière et selon sa mission. -Que dire concernant les conditions de la réalisation de l'enquête ? -C'est un travail réalisé grâce à notre réseau d'associations de quartiers qui font un travail de proximité formidable, je suis vraiment impressionnée ! Nous avons eu leur accord bien avant la conception du projet. Nous avions insisté sur le fait que le projet doit s'inscrire dans leur stratégie, parce qu'ils ont l'habitude d'interpeller les partis politiques à l'occasion des élections communales. Les associations de quartier ont l'habitude du travail de proximité avec les habitants, ils ont une connaissance vraiment précieuse du quartier que nous n'avons pas. Nous, nous connaissons les problématiques sociales à travers l'écoute des femmes qui viennent vers nous. Mais nous n'avons pas un ancrage aux quartiers, ce n'est pas notre rôle. -Donc l'enquête c'est le diagnostic des carences qui peuvent avoir un impact sur le phénomène de violence ? -Exactement. C'est une étude qualitative basée sur comment les hommes et les femmes perçoivent leur environnement à différents niveau habitat, équipements sociaux, la mobilité, services. Elle démontre que même les hommes ont peur aujourd'hui de sortir parce qu'ils se font agresser. Si les hommes n'ont pas la liberté de sortir à n'importe quelle heure et de se déplacer là où ils veulent que penser alors des femmes ? -L'espace joue donc un rôle très important... -Un espace... on y habite, on a droit d'y trouver des services publics et en même temps un espace de loisirs. Donc le territoire doit répondre à ces trois éléments. Réellement, nous tous, acteurs associatifs et pouvoirs publics locaux, nous voudrions avoir un droit de regard sur la conception du territoire où l'on vit. Le territoire ce n'est pas uniquement des bâtiments, du béton, des routes, c'est aussi des humains, des femmes et des hommes, et donc il s'agit d'aménager le territoire pour qu'il réponde effectivement aux besoins différenciés des hommes et des femmes, des jeunes et des moins jeunes.