Quel lien regroupe depuis la nuit des temps les ethnies et peuplades d'origines diverses autour d'idéaux, de valeurs et détermine leur existence sur un territoire donné, que les populations s'ingénient par la suite à marquer fortement de leur présence en l'imprégnant de leur être et de leur affect ? Ici, la donnée physique est essentielle : on l'appelle tout simplement terre des ancêtres. Pour l'Europe, la construction nationale par portions géographiques distinctes, s'était faite dans la douleur, lentement, et d'abord sur les débris de l'Empire romain. Plusieurs guerres ont ponctué cette marche inexorable vers l'affirmation de soi, qui s'est exacerbée tout au long du XIXème siècle, augurant ainsi deux grands conflits mondiaux désastreux. Mais qu'est-ce que la nation aujourd'hui ? L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, a constaté dans sa résolution 1335 du 25 juin 2003, relative à la loi hongroise sur la question du traitement préférentiel des minorités nationales par l'Etat-parent, qu'il n'y a pas à proprement parler de « (…) définition juridique commune européenne du concept de “nation” ». Pendant longtemps, l'histoire européenne ne créditait pas outre mesure le terme « nation » et ne lui donnait pas d'intérêt particulier. Toutes les révolutions célèbres s'étaient faites sans allusion à la nation, dans la mesure où juristes et politiques se sont plus attachés aux notions plus concrètes de peuple et d'Etat. C'est à la veille du XXème siècle que l'affirmation des identités nationales s'est exacerbée par le passage de la simple représentation mentale à la projection de configurations spatiales problématiques, à l'origine des différents conflits armés. Il a ainsi fallu la Société des Nations, entre les deux guerres, et l'Organisation des Nations Unies, afin de veiller sur la paix et la sécurité dans le monde, pour que les concepts de nation et de nationalisme triomphent dans les années 1960, avec l'essor du mouvement de libération des pays coloniaux. L'idée de nation est donc très moderne dans l'ensemble des pays arabes, où le concept d'Al-watan est consécutif au phénomène colonial, qui fut un moment de crise existentielle par excellence. Il était donc naturel de mobiliser autour d'un concept plus opératoire que l'Oumma, commune à l'ensemble de la communauté des fidèles. Et, c'est par fidélité à un ancrage historique indéniable que les peuples arabes colonisés, s'étaient investis à restaurer une identité souillée par le colonisateur et à éveiller une nation qui se reconstruisit non pas sur une idée contestable comme alqawmiya alarabya, à l'instar du parti Baâth en Syrie et en Irak, mais sur une réalité historique locale propre à un territoire donné, comme l'a fait le Maroc. Bien entendu, l'Etat marocain en tant qu'entité sociologique et politique ancienne, ne semble pas poser de problème lorsqu'il s'agit de sa datation. La fondation du noyau de l'entité étatique marocaine remonte au milieu du VIIIème siècle sous Idriss 1er, le prince ayant fui la persécution dans la presqu'île arabe avant de se réfugier en « extrême Occident », s'apparentant dans l'imaginaire de l'époque, à la lisière du monde. L'Etat idrisside s'est basé foncièrement sur le partage de l'Islam comme religion universelle et émancipatrice, et sur l'ascendance du prince issu de la lignée directe du prophète, ce qui lui confère légitimité et respect. Bien des dynasties se sont succédé pour faire de ce pays un Empire s'étendant jusqu'à Kairouan à l'Est, à Grenade au Nord et jusqu'au fleuve du Sénégal au Sud. Les rituels de l'Islam renforçaient la culture de cohésion, de solidarité et d'appartenance. Nous étions alors au début de la construction d'un Etat-nation, et donc loin de l'approche nationaliste du XXème siècle. La colonisation et l'identité communautaire Lorsque les troupes françaises ont investi l'algérois en 1830 pour un cycle de colonisation durable, la souveraineté marocaine s'étendait aux confins de la frontière orientale disputée aux Turcs et à l'ensemble du territoire du Touat et de Tindouf. Et, dès lors que la Mauritanie n'existait pas encore, la frontière Sud s'étendait jusqu'au fleuve Sénégal. La double colonisation espagnole, à Tétouan en 1860 et au Sahara en 1884, et française depuis l'instauration effective du protectorat en mars 1912, a fait que les Marocains constituent l'un des rares peuples à avoir vécu la colonisation dans leur chair, y compris la colonisation de l'Algérie ressentie comme une agression caractérisée d'un territoire conjoint, jamais séparé par une frontière, et faisant partie d'un espace collectif ; en somme une voie de passage vers d'autres contrées de la Oumma, terre d'Islam, et donc vers la Mecque, premier lieu saint de l'Islam. Si l'Algérie a fini par gagner en 1962, un territoire immense aux dépens du Maroc et d'autres pays limitrophes dont la Tunisie, le Mali ou encore le Niger, et si la Mauritanie a émergé du désert comme une nouvelle patrie, bénéficiant de la protection française, déjà présente autour de l'important gisement de fer à Zouerate, le Maroc, en revanche, a perdu les trois quarts de son territoire ! La proclamation de l'indépendance en 1956 a constitué un moment de jubilation collective, qui a atteint son paroxysme avec le retour du Sultan Mohammed V de son exil. Mais l'indépendance a aussi laissé un goût amer, une profonde frustration liée à une joie inachevée, du fait de la persistance de la colonisation de Sebta, Mellilia et des îles Jaâfarines au Nord, ainsi que de Sidi Ifni, Tarfaya, Saguiet El Hamra et Rio de Oro au Sud, qui restaient entre les mains des Espagnols. Ainsi, sur moins d'un siècle, les Marocains auront, tour à tour, perdu d'innombrables territoires. Ces pertes sont alors ressenties comme des mutilations à répétition, provoquant des traumatismes et un désarroi politique et social. Ce dernier a été aggravé par les soubresauts politico-militaires ayant marqué les années 1958 et 1959 au Nord comme au Sud, y compris les schismes ayant fracturé le mouvement national et l'armée de libération, dans leurs rapports conflictuels avec le gouvernement, pourtant conduit par une coalition nationaliste. Cette situation révélait au grand jour les contradictions qui couvaient encore entre ceux voulant en découdre avec toutes formes résiduelles de colonisation et ceux, privilégiant la négociation et la politique des petits pas. L'Histoire s'était davantage compliquée avec l'accord signé par le chef du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA), Ferhat Abbas, promettant la restitution de tous les territoires marocains annexés par la France dès lors qu'elle considérait encore l'Algérie comme un département relevant de l'Hexagone ; une promesse lâchement reniée par les chefs successifs du Front de Libération Nationale (FLN), d'abord le président Ben Bella (1963-1965) puis par celui qui l'a renversé par la force pour lui succéder, Houari Boumediène (1965-1978). La perte de tous ces territoires, à différentes périodes, a focalisé le regard des nationalistes sur les provinces du Sud, lesquelles représentent aujourd'hui en fin de compte une maigre consolation eu égard aux larges territoires perdus à jamais. Pendant que se tramait la création du Polisario dans les coulisses libyennes, avec une élite sahraouie éduquée au Maroc et issue du mouvement frontiste, d'obédience marxiste, le pouvoir monarchique sortait à peine des suites effroyables de deux coups d'Etat successifs, en 1971 et 1972, avant de trouver confort dans l'opposition nationaliste, et se résoudre enfin à confronter les thèses espagnoles se basant malicieusement sur une prétendue autodétermination du Sahara occidental. Un tel dessein devait leur permettre de garder la mainmise sur le Sahara par le truchement d'un gouvernement pantin, au mépris d'une revendication territoriale ancienne de l'Etat marocain et de ses forces vives. Feu Hassan II porta le dossier devant la Cour Internationale de Justice (CIJ) et entreprît de mobiliser l'opinion publique nationale et internationale. C'est dans les interstices du dialogue renoué avec les partis issus du mouvement national - marginalisés pendant plus d'une décennie - que la question de l'unité nationale s'était posée de nouveau avec acuité et servi de ciment à l'union nationale. Le Sahara occidental ou l'unité inachevée Dans une ambiance allègre de retrouvailles, le Maroc a célébré la récupération du Sahara occidental en 1975. La joie de renouer avec l'Histoire a engendré un élan formidable dans tous les domaines de la création, de la poésie au théâtre en passant par la musique et même la politique. L'organisation de la Marche Verte, en dépit de la complexité de la logistique à mettre en place, a suscité l'euphorie de millions de Marocains qui ont saisi à juste titre la gravité du moment et sa portée historique. Pour cela l'Etat s'est mobilisé afin d'agir sur différents fronts, pour synchroniser une opération d'ampleur sans précédent. Le Maroc se devait de mobiliser ses forces tant au niveau politico-diplomatique que stratégique et militaire. En matière de politique interne, le pouvoir a entrepris de vastes opérations d'ouverture sur la classe politique et sur l'opinion publique. L'affermissement du bloc interne s'est transformé en un processus vaillamment construit depuis l'élection en 1977, d'un nouveau parlement à la faveur d'une révision constitutionnelle et de l'implémentation d'une nouvelle charte communale qui requiert un budget supplémentaire. S'y est ajoutée tout naturellement, la réhabilitation de nouvelles régions devenues administrativement des provinces intégrées au reste du pays et dont il fallait mettre à niveau les infrastructures, et les doter des équipements publics nécessaires. Tout était à créer : hôpitaux, écoles, routes, quartiers résidentiels, électrification et eau potable. Le Maroc se trouvait soudain devant l'obligation morale de prendre en charge une région totalement délaissée par une colonisation de second rang. Contrairement à d'autres pays qui - certes pour leur propre intérêt d'abord - ont massivement investi dans les territoires sous leur administration, l'Espagne n'a pas transformé le moindre paysage au Sahara, en dehors des garnisons et autres quartiers militaires, confinant la population locale dans un dénuement total. Dès lors, il fallait consolider le front intérieur pour mener un combat politique et faire face subsidiairement à une offensive militaire programmée, laquelle s'annonçait longue et ardue. En effet, aussitôt après l'Accord de Madrid du 14 novembre 1975 qui reconnut la restitution du territoire au Maroc, des forces auxiliaires dépêchées sur place pour des opérations de police, ont été très vite confrontées à des actions de guérillas particulièrement meurtrières, lancées par des bandes du Polisario récemment enrôlées, entraînées et assistées par l'armée algérienne. L'ouverture politique sur l'opposition n'était plus une clause de style, mais une nécessité pour soutenir les politiques publiques dans la zone saharienne longtemps demeurée un désert, et avaliser l'effort de guerre qui devait depuis, grever lourdement le budget de l'Etat. La récupération du Sahara a été vécue comme un moment de refondation des valeurs communes autour d'un fait majeur, que les Marocains ont consacré dans le serment de la Marche Verte. Au terme de longues années de rupture de tout dialogue avec l'opposition traditionnelle issue du mouvement national, et l'échec de toute tentative de rapprochement entre le Palais et les dirigeants de l'opposition autour d'un projet d'alternance politique en 1972, la question saharienne a permis de faire fondre la glace et d'obtenir l'aval irréfragable de tous les chefs de partis politiques, sans exception. Cette union qui ne souffrait le moindre aléa a provoqué une réelle euphorie populaire. Cela s'est matérialisé par le retour sur la scène politique de leaders et militants de la trempe d'Abderrahim Bouabid, Allal El Fassi ou d'Ali Yata finalement autorisé à fonder une nouvelle formation : le Parti du Progrès et du Socialisme (PPS). Ce qui a surtout ouvert la voie à un long processus de démocratisation et de retour à la vie constitutionnelle normale, couronnée par les élections législatives de 1977. Cet enthousiasme aura été de courte durée, puisque l'Algérie voisine, quoi qu'elle ait exprimé son désintéressement par la voix de son ministre des Affaires étrangères, Abdelaziz Bouteflika, a fini par jouer le rabat-joie en lançant au Sahara des mercenaires entraînés selon les techniques des fellagas, et étroitement encadrés par les armées, algérienne et cubaine. Ce qui était à l'origine une revendication territoriale marocaine, s'était transformé par les vicissitudes d'une gouvernance autocratique et l'acharnement sans répit d'un voisinage hostile, en un conflit ouvert, impliquant d'autres Etats tiers, en plus de l'immixtion de la Communauté internationale. Pourtant, tout commença avec des jeunes militants du mouvement frontiste au sein de l'Union Nationale des Etudiants du Maroc (UNEM) à Rabat, dont nombre de sahraouis, parmi lesquels le fondateur du Polisario, El-Ouali Moustapha Sayed, qui souhaitaient ardemment entraîner le Maroc dans une guerre contre l'Espagne pour libérer le territoire saharien. Ce vœu pieux, si cher à l'armée de libération marocaine dans les années 1950 et à la jeunesse révoltée des années 1970, s'est transformé en cauchemar pour des milliers de familles sahraouies - extirpées de force de leur milieu - pour servir de « réfugiés » dans les camps de Tindouf, sous l'effet d'une alchimie perverse découlant de la collusion avérée des intérêts de Kadhafi, tué par les forces du Conseil National de Transition libyen, le 20 octobre 2011, et de Boumediène. De 1975 à 1991, le Maroc fit face à une guerre fratricide menée au nom d'un autoproclamé « mouvement de libération », officiellement luttant pour son « autodétermination », et un « Etat » sahraoui créé dans la précipitation, pour légitimer l'entrée en lice de la partie algérienne, en tant que « défenseur des valeurs de la liberté » et de l'émancipation des « peuples » sous domination, et figure métaphorique du tiers-mondisme représentatif de la période de la guerre froide. En un siècle, le Maroc aura vécu le supplice de l'amputation de ses territoires à l'Est et au Sud. Aujourd'hui, il a consenti d'énormes sacrifices pour la récupération du Sahara et s'emploie activement à son développement sur les plans, humain, économique et urbanistique. Pour autant, cela ne le dissuade pas de persévérer sur la voie de recouvrer pacifiquement les autres terres sous colonisation, en particulier Sebta et Mellilia et le chapelet des îles avoisinantes. Le pari de demain pour le succès de la reconstruction de l'Etat-nation, se profile déjà dans un programme à la fois audacieux et politiquement généreux, de remembrement et d'autonomisation, et que consacre le projet de régionalisation avancée dont la mise en application est de nature à consolider et à renforcer la nation par la reconnaissance de la spécificité locale.