Le recul améliore souvent l'angle de vue. L'écoulement du temps aussi. Ce qui se démêle difficilement quand nous sommes aux prises avec l'actualité, ses sollicitations, ses abondances, ses obstacles au discernement, apparaîtra plus tard plus crûment. Et l'exercice comparatif sera plus aisé. Ainsi, dit-on que le jeu d'acteurs a évolué. Et en effet, si l'on compare sans remonter aux expressionnismes du cinéma muet, ce «Jules Berry», du «Crime de Monsieur Lange» et le «Belmondo» de «Pierrot Le Fou», les acteurs de «Toni» de Renoir et ceux de «Il pleut toujours ou c'est mouillé» de Jean-Daniel Simon, les héros de «La belle équipe» de Duvivier et ceux de «Du côté d'Orouet» de Rozier : Les masques, le ton, la grimace, la parole, le débit verbal, l'interprétation, enfin, ne sont plus sur les mêmes bases. C'est évident, même si l'on schématise : plusieurs traditions dont reniées, dont celles des cours d'art dramatique parisiens des années 40 ou 50. Bref, les dictions théâtrales, certains codes de l'interprétation, une manière d'émettre à l'intention du spectateur en même temps qu'à son partenaire. Les stéréotypes ne manquent pas. On les rejette en même temps que d'autres aspects de ces traditions. Le grand chic est de trébucher sur les mots, de bredouiller, de refuser de parler clair. On admet le nasal, le peu distinct, la nonchalance de l'adolescent. Il s'agit, bien plus qu'auparavant, d'annuler les apparences du travail de l'acteur, d'imiter les hésitations de geste et de verbe qui sont le lot de notre vie quotidienne, les lapsus, les actes manqués ou avortés, les insuffisances formelles qui sont inhérentes au statut des non-professionnels de la parole et de la représentation, si l'on oublie que tout un chacun travaille, même inconsciemment, à la représentation de lui-même… Quant au fond, les nouvelles codifications parfaitement sensibles aujourd'hui, revendiquent plus d'authenticité et de naturel, une imitation plus fidèle des formes du vécu. Elles jettent plus encore le spectateur dans l'effet du réel. Et c'est là l'essentiel dans l'évolution d'un art, le cinéma, qui y trouve son fondement le plus banal. Les exemples sont nombreux. Parmi les meilleures prestations, Myriam Boyer dans «Il pleut toujours ou c'est mouillé», qui montre qu'on peut se mettre dans la peau de son personnage sans s'inspirer de l'Actor's Studio. Mais aussi nombre d'œuvres «grand public» jusqu'à ce «Columbo» où Peter Falk joue si bien les deux niveaux. En France, les acteurs les plus connus sont restés les Girardot, les Montand, les Noiret, les Rochefort. Plus âgés et relevant d'une formation antérieure mais adaptable et utilisés par des metteurs en scène habiles qui, s'ils ne travaillent pas comme Rozier, on su tenir compte des attentes du public, fournir plus de satisfaction aux appétits de naturel et contourner la demande de jeu de boulevard. Et actuellement, la plupart des anciens non-conformistes coexistent fort bien avec la tradition apparemment rénovée. S'il est vrai que le jeu intimiste et plus que naturel décrit sommairement ci-dessus, s'est développé chez les acteurs, il doit bien y avoir des raisons dans l'évolution de la sensibilité des spectateurs, de leurs exigences. On a souvent dit que ces modifications du jeu de l'acteur étaient dues à l'impact de la télévision. Dans son expansion, dans sa nature de média à condamner chez soi, en quotidienneté, et en appartenant, dans ses techniques plus discrètes, donc les plus susceptibles d'accroître les formes intimistes du travail de comédien au détriment de formes plus spectaculaires et d'anciens stéréotypes. L'intuition est sans doute fausse : toutes les manières d'être acteur, tous les genres de spectacles coexistent à la télévision, tous les genres issus du théâtre et du ciné. L'imitation de la réalité banale n'est pas vraiment la dominante. Toutefois, il est probable que, indépendamment des fictions télévisuelles, se sont imposés des codes issus de l'interview, du direct, de la tranche de vie, du montage d'éléments de reportage ou de séquences réalisées avec des citoyens dans leur propre rôle. Ces procédés se sont répandus jusqu'à infléchir le rapport de l'acteur au spectateur dans le sens de la revendication d'un plus grand naturel. A fortiori, l'utilisation d'acteurs dans de brèves séquences publicitaires spécule sur les mêmes mises en forme au profit d'une quelconque marque.