Il était une fois … Dans la prison centrale de Kénitra, le nom d'Al Khanfouri, de son véritable nom Benaïssa Ghaffar, est à lui seul une légende qui inspire à la fois la peur et l'admiration de quelques criminels de haut vol. Pourtant, son histoire relatée sur les colonnes de La Gazette du Maroc en 2003 reste très énigmatique. Nous avons rencontré l'un de ses acolytes les plus proches pour faire le point sur cette cavale et cette chasse à l'homme qui a mobilisé un grand nombre de gendarmes dans la région d'Al Gharb avant l'assaut final dans la région de Taza où la bande est tombée presque au complet dans les filets des autorités. L'ami en question est K.M. Un homme dont le parcours en met plein la vue à d'autres locataires du couloir qui disent que c'était peut-être lui la tête qui profitait de la force physique de son inséparable Al Khanfouri. Bref, voici l'histoire d'un homme qui dit ne rien regretter et que c'est cela le destin. Une histoire qui se veut aussi une confession par un homme qui pour la première fois parle à la presse. Il vaut mieux ne pas parler d'Al Khanfouri ni de dire qu'il est une légende. K. M. n'aime pas trop qu'on le compare à qui que se soit dans ce couloir. Non pas qu'il s'estime mieux que quiconque, mais il a juste envie qu'on le prenne pour ce qu'il est : un homme dont le parcours et le destin sont presque uniques. À le scruter de plus près, cet homme ne paye pas de mine. C'est le genre d'individu à qui on ne fait pas attention quand on les rencontre dans la rue. Il peut vous frôler de l'épaule et vous laisser de glace tellement sa dégaine et sa mise sont quelconques. Pourtant quand il se met à parler, c'est un bonhomme rempli de rage et de colère qui laisse éclater beaucoup de sa verve en citant ses exploits comme d'autres égrènent quelques victoires sur un tableau de chasse bien garni. Il impose ses règles d'emblée : “Ghaffar pourra vous débiter ce qu'il veut, cela n'engage que lui. Pour ma part, ce que je dis est ce que j'ai vécu. Alors si on doit parler de l'autre, il vaut mieux que l'on arrête tout cela de suite. Si vous voulez me parler de ma vie alors il faut suivre mon récit et ne pas me dire que l'autre vous a dit ou ne vous a pas dit. Je sais où j'étais, avec qui j'étais, ce que j'ai fait et ce que je n'ai pas fait. Alors de là à me faire vivre à travers ce qu'un autre raconte, je n'accepte pas”. Au moins les choses sont claires entre nous. Là, nous pouvons commencer notre retour vers le passé. “Je ne vous dirai rien sur mes parents ni sur ma famille. Autant le dire tout de suite, je n'ai pas de famille. Faites comme si j'étais venu au monde tout seul. Il faut juste écouter ce que j'ai à vous dire sur ma vie à moi. Très jeune, je voulais avoir beaucoup d'argent et surtout vivre libre. Alors il a fallu me débrouiller. L'école et tout le reste n'était jamais mon fort. J'étais un aventurier. Autant dire que le chemin que j'ai suivi après, une fois adolescent, m'était prédestiné”. K. M. nous dira comment très jeune, il a fait son premier coup tout seul sans laisser de traces. “Un vol que jamais personne n'a résolu. Je ne vous dirai pas quand ni où, mais je vous donne ceci. J'ai volé un riche bonhomme sans lui faire de mal et sans qu'il s'en rende compte. J'ai fait ma commission comme un chef et je n'avais que 14 ans. Oui, je suis fier de cela et je peux te dire que ce premier pas m'a ouvert un chemin que je ne soupçonnais même pas”. On n'a rien pu lui soutirer sur ce premier fait d'armes dont il garde jalousement le secret, mais il faut croire que ce n'était là que le début d'une longue série de larcins tous aussi pointus et bien orchestrés. «J'en ai fait d'autres dans d'autres villes avec toujours le même succès, mais une fois j'ai failli me faire prendre à cause d'un type qui a fait le coup avec moi. Il m'a vendu à la police dans la région de Méknes et là, il a fallu mettre les voiles. Je suis partie à Tanger où j'ai passé quelques mois. C'est là que j'ai fumé ma première cigarette et mon premier joint». Il aura vécu en tout et pour tous dans trois villes du nord avant de revenir dans la région du Gharb : Tanger, Chefchaouen et Ouazzane. Il était inconnu et n'attirait l'attention de personne. Il lui arrivait de se déplacer pour faire son coup dans une autre ville et revenir pour laisser passer le temps loin des lieux du crime. “Jusque là tout marchait bien, mais il a fallu que je rencontre ce type. Et là tout s'est enchaîné”. L'enfance d'un chef Avant de parler de cette fatale rencontre, essayons de revenir sur l'enfance de ce bonhomme secret. On ne connaît pas grand-chose sur son parcours initiatique. Il a tout fait pour laisser derrière lui une grande réputation de voleur, mais rien sur l'homme, “le monsieur tout le monde” qui peut se mettre à table avec vous pour siroter un thé, discuter et commenter le dernier match de foot de la semaine avec beaucoup de zèle et une pointe de rage dans la voix. Non, rien de tel. Le vide et une vie dédiée au silence et au crime. En dehors de ça, la mémoire est rasée et le passé est muet. Cet homme a eu une enfance tout à fait d'ordinaire. L'école et ses déboires, la famille et ses problèmes, les coups sur le visages, les bagarres dans le derb, la volonté de faire autre chose que d'aller éculer les bancs de classe alors que la tête était ailleurs, dans la rue, devant une salle de cinéma bondée où il faisait bon glisser les doigts dans une poche avant d'aller se rincer l'œil devant un film. Le cinéma était l'une des premières attractions du gamin. Il adorait aller voir les poursuites en bagnoles, les flics se faire rétamer, les nanas courir derrière des mâles insouciants, l'argent voler en l'air et les explosions qui rythmaient chaque minute d'un beau nanar asiatique de série Z. Avant d'aller faire la queue pour se payer un ticket, il fallait d'abord se procurer le fric. Pas une mince affaire vu que la famille était hors circuit, les copains fauchés comme du blé et l'entourage un peu besogneux pour permettre à un môme d'aller se faire plaisir en gaspillant deux dirhams à voir des images défiler devant les yeux. Le gamin n'avait pas de temps à perdre, c'est devant le cinéma qu'il pouvait faire ses emplettes sans se soucier des regards curieux et malveillants. Il avait trouvé le moyen de ne jamais demander de l'aide à personne. C'est là que tout a pris corps. Mais, lui n'avouera jamais ces petits délits devant les salles de cinéma de Méknes. Il est trop fier pour se laisser dire qu'il a commencé comme tous les autres blancs-becs. Pour lui, le début c'était ce coup réussi avec ce bonhomme riche. Le reste appartient à un passé qu'il ne veut pas reconnaître. Les petites bricoles devant les cinémas ne nourrissaient pas leur homme. Il décide très vite de se trouver d'autres occupations plus juteuses pour se faire facilement de plus grosses sommes sans se faire trop voir. Il va à Fès où il se fait la main dans la Médina. Quand le gamin est rôdé C'est là qu'il ira faire son business pendant un moment. Les revendeurs circulaient avec de bons paquets d'argent en poche, les marchands n'étaient pas en reste, et de très grosses affaires se traitaient là devant les yeux hagards de jeunes désoeuvrés qui savaient qu'ils avaient flairé le bon filon. Mais, il y avait le risque de se faire épingler pour aller moisir pendant au moins cinq ans dans une prison. “C'était très dangereux. On pouvait se faire une belle somme d'un coup, mais le pire était que les flics soient là en civil, prêts à te sauter dessus. Il fallait préparer le coup pendant des jours, étudier le terrain, pister la cible, essayer plusieurs fois comment courir en cas de pépin.” K. M. n'est pas du genre à détailler ses crimes, non, il préfère rester discret et laisse le résultat parler à la place de la technique. Pourtant, de l'avis de tous les anciens voleurs de la région, il était sacrément doué pour disparaître comme l'éclair. Le grand voleur était né et la légende allait grandir avec lui jusqu'à faire dire à plus d'un que c'était là le plus futé de tous les bandits de l'histoire de toute la région. Et c'est à cette période qu'il fallait quitter les lieux et partir vers la région de Sidi Yehya Al Gharb. C'est là qu'il va rencontrer un certain Hassan, lui aussi bandit en cavale. Et c'est là qu'il rencontrera pour la première fois Al Khanfouri qui avait déjà quelques démêlés avec la gendarmerie locale. Le mythe de la bande prend corps une fois le destin de ces deux hommes est scellé. Ils sont désormais huit personnes qui bravent les jours et vivent la nuit. La terre devient une cachette à ciel ouvert. L'homme se mue en gibier et cible. Il sait qu'on court derrière lui, que des yeux le guettent, que sa tête est mise à prix, que son ombre peut le trahir . "Quand on est en cavale, on ne fait plus confiance à personne. On se méfie de tout le monde. On se doute de tout, et on doute de soi. Non, mon objectif est de ne pas me faire prendre". Et le bonhomme de mener la vie dure au sort pendant les trois années de fuite, de passage furtif ou tout au long d'une région à l'autre. Trois longues années qu'il garde dans sa mémoire comme quelques moments de grandes trouvailles de soi. Le gamin s'aiguise tel une lame. Il devient plus aguerri, plus sûr de lui. Plus les jours passent plus le jeune homme qui n'a pas encore vingt ans, l'adolescent à peine pubère, voit qu'il peut faire un pied de nez à la vie et à ce que nous appelons communément destin. Alors ses capacités d'endurance sont décuplées. Il se sent presque infaillible. Intouchable. Sous une bonne étoile. On évoque avec lui ce grand épisode dans le long feuilleton de la grande cavale de la bande à Ghaffar. On lui parle de ce jour à Soualem, dans la région de Belqsiri. Ils étaient tous ivres, ils ont été à une fête pour s'amuser, ils avaient leurs armes, il y a eu une grosse bagarre avec les gens du douar qui se défendaient. ça donnait dans tous les sens. Une véritable razzia où on ne savait plus ce qui se passait autour de soi. Ils étaient aussi ivres de ce qui se passait. C'était incroyable comme les choses ont très vite pris une tournure dramatique et qu'on en est venu à des échanges de tirs. Deux coups sont partis. Il y a eu un mort. K. M. s'en souvient et dit que c'était un jour noir, mais que le pire allait suivre. «Une fois, il y a eu mort d'homme, j'étais sûr que tout allait en s'aggravant. Il ne s'agissait plus de fuir. Il fallait ne jamais se laisser prendre. Et croyez-moi, on peut devenir fou quand on est en cavale. On devient marteau, croyez-moi». Les premiers cadavres Nous sommes en décembre 1998. Il est onze heures du soir dans une petite maison, un rez-de-chaussée miteux où il campe avec des compagnons de route. Quelqu'un avait vendu la bande qui pensait passer inaperçue. «On nous a vendus. C'est sûr. Et encore une fois, c'était la faute de Ghadffar qui ne voulait pas m'écouter. Moi je disais qu'il fallait partir. Lui, il était sûr que tout ira bien. La preuve, nous avons été encerclés et les choses ont très vite dégénéré. Quelqu'un nous avait localisé, avait reconnu le visage de Ghaffar qui était affiché partout et nous avait vendu aux gendarmes qui sont venus en surnombre pour nous prendre». Et quand il aura pesé le pour et le contre de sa vie, il dit que tout ce qui a été raconté par son acolyte est parfois faux. Le bonhomme en rajoute et dit ce qu'il veut. En fait, il y a eu plus de morts que les chiffres avancés. Et il se tait. Il sait qu'il a mis le doigt sur cette partie douloureuse de l'histoire. «Moi, je sais ce que j'ai fait. Aujourd'hui je paye pour des choses concrètes. Et j'ai avoué. Sans détours. Je suis pris, il n'y avait plus rien à dire. Je suis passé à table et les autres ont fait pareil». Ce soir-là, c'était six policiers à Berkane qui sont entrés dans la maison pour arrêter la bande Ils avaient leurs matraques avec eux. Les bandits les ont repoussés avec des couteaux, Il y a eu des blessés. Ils sont ressortis pour revenir plus nombreux. M. K. savait que cette nuit n'allait pas finir. C'était clair que c'était la fin, peut-être la mort de tout le monde. Il pressentait le pire. Les trois ans de fuite gênaient sa pensée. Mais il ne se laissait pas faire. Il savait qu'il fallait aller jusqu'au bout. Et la fin sonna... «Ce qui nous a mis devant le pire, c'était les fusillades avec les gendarmes. Et il faut le dire, il y a eu des morts. La police ne pouvait pas se laisser faire. Et moi je savais que je ne pouvais plus m'en tirer. Fini les vols, les petites bricoles. D'ailleurs depuis le jour où j'ai rencontré Hassan, et la bande de notre ami, je n'avais plus fait de coups. J'étais un type en fuite qui savait que tout le passé devait un jour revenir pour que l'on fasse les comptes». L'homme qui refuse que son nom soit secondaire à celui d'Al Khanfouri était en réalité un rival. Il n'avoue pas les tensions et les bagarres internes, mais il laisse entendre qu'il avait pensé se débarrasser de ce type encombrant. Il ne l'a jamais fait. Mais, il peut aisément dire que toute l'histoire focalisée sur le personnage de Ghaffar est un peu à côté de la réalité. Il n'était pas seul. Ils étaient plus que huit dont certains qui n'étaient là que par hasard. Et puis il y a les non-dits sur tous ceux qui ont fui sans laisser de traces. «Je passe la même condamnation que l'autre. C'est logique. Mais est-ce que j'ai tué. Non. J'ai fait des choses, j'ai tiré pour m'en sortir, mais d'autres avaient tué et ils sont toujours quelque part parce que leur ami les a couvert. Je ne vais donner aucun nom, mais il faut savoir que pour ma part, j'ai suivi le rythme parce que cette fuite m'arrangeait, mais je n'ai pas saisi le moment pour m'en sortir. Aujourd'hui, je ne regrette rien».