Jusqu'au milieu de la semaine en cours, d'après Al-Omrane Casablanca, pas moins de 67,32% des baraques des bidonvilles des Carrières Centrales ont été rasées jusqu'à mardi 4 janvier, soit au totale 3087 baraques. En tout, 4024 ménages ont quitté les lieux, soit d'après les mêmes sources, 63,59% pour 1912 lots attribués. Pour les commerces, on commence à peine car seuls 47 (6,34%) ont été démolis sur un total de 741. D'après une source d'Al-Omrane chaque lot bénéficiera d'un titre foncier individuel. Les constructions ont été réalisées à un rythme effréné et ont concerné les deux premières tranches même si dans le site il n'y avait pas d'eau pour construire et qu'il fallait acheter l'eau au prix fort ramenée par des camions, dix dirhams le baril. «Il faut compter au moins 5000 Dh rien qu'en eau pour construire une de ces maisons» soutient un responsable de chantier sur place. A voir l'avancée des travaux, il parait bien évident que le manque d'eau n'a pas été, le moins du monde, un obstacle. Toutefois, pour la troisième et quatrième tranches, il s'est produit un essoufflement qui risque de s'accentuer avec les familles qui ne trouvent pas de bailleurs de fond pour les aider à construire. «Beaucoup de familles viennent, surtout le week-end, se plaignant de ne pas trouver quelqu'un pour prendre en charge le coût de la construction, ça fait mal au cœur de voir ces gens dans cet état !» confie un maallem maçon sur place à Lahraouiyyine. En principe, il y a deux bénéficiaires pour un même seul lot de 80 m2. Quand ils n'ont pas les moyens de construire eux-mêmes, ils font appel à une troisième personne qui finance les frais de construction en contrepartie du rez-de-chaussée et d'un étage, soit environ 50% du projet immobilier. Cette troisième personne s'arrange aussi pour donner aux bénéficiaires les moyens de louer un logement en attendant que le chantier de construction soit terminé et que le logement soit prêt pour y habiter. L'unique appartement, généralement de deux pièces et salon, cuisine, salle de bain, toilettes, est jugé très étroit surtout pour une famille avec plusieurs foyers (parents + enfants mariés) bien que cette même famille eut à vivre dans une baraque de trente mètres carrée agrandie grâce à l'élévation cahin-caha d'un premier étage. Jusqu'à présent il n'y a pas de familles qui se soient installées dans les nouveaux appartements à Lahraouiyyine, pour deux raisons : le plus gros des constructions est encore loin d'arriver aux finitions et les installations d'eau et d'électricité ne sont pas encore disponibles, faute de permis d'habiter. Comme susmentionné, beaucoup de familles bénéficient d'aide de l'investisseur pour louer un endroit où loger en attendant leur installation. Cette demande de loyer subite, née durant l'été dernier, a fait que les prix du loyer ont explosé dans les quartiers limitrophes, frôlant les deux milles dirhams pour un deux pièces pour lequel on demandait auparavant mille deux cents Dhs. Les proprios des environs profitent de l'aubaine sachant que la situaion n'est que passagère. Les locataires temporaires visitent, les week-end, les chantier à Lahraouiyyine pour s'enquérir de l'avancée des travaux de futur logement. Pour arriver au site, il y a le transport en commun par autobus. A ce jour, seule la société d'autobus Luxe Transport dessert la région avec trois lignes 28, 68 et 55. Mdina Bus ignore jusqu'à présent cette partie de la ville. Le déménagement de plus de 30 mille personnes, en comptant uniquement les ménages de Hay Mohammadi, exige des moyens de transport adéquat pour ne pas faire de cette partie de la ville une espèce de ghetto. Chagements inéluctables A Hay Mohammadi, des changements se profilent doucement au gré des déménagements des habitants des Carrières Centrales. Beaucoup de choses vont disparaître, notamment la "Rahba", l'un des plus vieux marchés aux grains de la ville de Dar el-Beida, les deux moulins qui en dépendent et les fours publics, des ferranes en baraquements qui parsemaient les "karianes", sans oublier de nombreux commerçants et artisans cordonniers, menuisiers etc. Au total, plus de 700 commerces. La disparition de tout ce conglomérat correspond à un changement total de toute cette partie de Hay Mohammadi qui compte de manière essentielle dans l'histoire de la ville. La fin d'un monde et d'une époque, un point de rupture après 90 ans de vie des bidonvilles des Carrières Centrales, depuis leur naissance aux débuts des années 20 du siècle passé. C'est aussi l'effacement des sites anciens, comme la Rahba qui garde des traces du passé qui évoque des caravanes de blé de la Chaouia. «Nous ne savons pas quel destin sera réservé à ce marché aux grains de Kariane Rahba, est-ce qu'il y aura un vrai marché là où nous allons, est-ce qu'on pourrait toujours vendre du blé, du maïs et de l'orge, nous ne savons rien, on ne nous a rien dit» déclare un très ancien marchand de grain, septuagénaire qui a toujours vécu de cette activité depuis son très jeune âge. Peut-être que le déménagement sonnerait le glas pour cette très ancienne Rahba qui risque de ne pas survivre à son déplacement ailleurs. Du moins pas intacte, immuable comme elle a toujours été jusqu'à présent. Tout a une fin, tout est voué à disparaître, tôt ou tard, dit-on. «Je n'ai jamais connu d'autres activités. J'ai suivi ce marché qui a été déplacé plusieurs fois dans le passé, j'ai des souvenirs d'un certain Driss Belkhammar qui, en rapport avec les autorités coloniales, avait latitude de louer des baraques avant l'indépendance où tout le monde était locataire aussi bien commerçants qu'habitants. Un hammam porte toujours son nom». Son fils âgé de quarante ans, né après l'indépendance, exerce la même activité dans une boutique en tôle à côté avec les mêmes étalages de blé dur, orge, maïs. Le marché aux grains des carrières centrales a donné son nom à l'un des plus importants bidonvilles de cette célèbre concentration de baraques, fief historique de la résistance au début des années 50 du siècle dernier, à savoir Kariane Rahba. Comme les bidonvilles des carrières centrales, ce marché doit disparaître dans le cadre de l'opération de résorption des bidonvilles pour aller s'installer ailleurs du côté de Lahraouiyyine face au cimetière al-Goufrane. Au même titre que les habitants des baraques, les commerçants disent avoir reçu des convocations pour le futur déménagement inéluctable. Mais rien de précis pour le moment sur la conception, l'emplacement. Par contre, pour les habitants, les départs se poursuivent. On en a pour preuve le grand nombre de baraques démolies après le départ des habitants dans le cadre d'une opération qui concerne le déplacement de plus 6000 ménages. On en a pour preuve aussi l'avancée à grand rythme des travaux de construction dans le projet à Lahraouiyyine où le visiteur peut être surpris par ces centaines d'immeubles R+3 élevés presque en même temps. Une véritable agglomération a subitement surgi pour un chantier entamé au mois de Chaabane qui a coïncidé avec juillet 2010, soit à peine 6 mois. Le marché aux grains est constitué de boutiques en baraquements encastrés dans le bidonville dit Kariane Rahba. Ses commerçants vendent des céréales, blé, orge, maïs, pour de nombreuses familles qui aiment toujours manger du pain à la manière traditionnelle en suivant les diverses étapes de sa fabrication: du marché aux grains au four à pain de quartier, en passant par le moulin et les mains expertes de la ménagère. Dans les différents bidonvilles que rassemblent les carrières centrales sur 31 hectares, (Khlifa, Rahba, Bachir, Bouazza, Kabla, Krimate), du fait de l'importance de cette activité du pain, des fours publics, deux à trois par bidonville, s'étaient installés depuis belles lurette parmi les baraques fabriquant aussi à l'occasion le pain rond vendu dans les charrettes entre 50 centimes à un dirham l'unité. Une activité qui maintient en vie les fours publics populaires, qui ne sont pas prêts de disparaître, un peu partout dans la ville. La dizaine de fours des carrières centrales, par contre, va disparaître au même titre que les milliers de masures et il est difficile de penser qu'ils puissent trouver place tous dans la nouvelle concentration citadine de Lahraouiyyine. Pourtant, les habitudes et traditions culinaires des habitants des bidonvilles imposent en principe la pérennisation de la rahba et des fours publics en raison de la suprématie maintenue du pain très consommé traditionnel compensateur des insuffisances nutritionnelles. Rien de tel pour combattre la faim en procurant le sentiment de rassasiement surtout avec taghmissa. Rahbat zraa de Kariane Rahba est l'un des plus anciens marchés aux grains à Casablanca, sinon le plus ancien de mémoire de Casablancais. «Il est aussi ancien que le grand marché aux grains de Derb Soltane, boulevard Mohammed VI» assure notre interlocuteur. Les anciens se souviennent qu'il était placé près de la mer entre la plage de Sidi Abdallah Belhaj et les Roches Noires. «Là venaient les caravanes de marchands de céréales à dos de dromadaires et mulets à un temps où il y avait peu de camions» se souvient un vieux marchand. Cela devait dater des années 30, la décennie qui avait connu les premières grandes concentrations des bidonvilles constitués par les ouvriers des grandes entreprises industrielles. Le marché devait être déplacé au moins trois fois au cours des décennies avant de trouver son emplacement actuel où il se tient depuis une quarantaine d'années environ, selon les dires des marchands. La plus longue station au même endroit pour un marché en continuel déplacement. Les plus anciens disent qu'il a été installé à proximité du quartier les Roches Noires (Cosumar) vers 1949. Il avait été déplacé ensuite à Derb Moulay Chrif près de Ain Chama, ensuite à l'emplacement actuel de la mosquée Mohammad V avant sa construction après la visite historique du Roi Mohammed V au bidonville d'où le nom Hay Mohammadi donné à toute l'agglomération qui va de derb Moulay Cherif au boulevard Grande ceinture. Il s'est déplacé au même titre que les bidonvilles qui ont été repoussés au fur et à mesure, au gré du développement démographique et urbanistique de la ville. Il s'apprête donc à se déplacer encore une fois. Mais cette fois bien loin. Il est actuellement constitué de 45 locaux commerciaux qui ont vu défiler trois générations. A l'intérieur du marché se trouvent aussi deux moulins qui travaillent à plein régime, un ancien dit Tahounat Mostafa et l'autre Tahounat Abdellaoui. Non seulement des habitants des bidonvilles mais aussi des clients venant d'autres quartiers ont pris l'habitude, après s'être approvisionné en blé, orge ou autres, de venir le faire moudre au même endroit. Des femmes de tout âge travaillent dans ce marché en tenant boutique pour vendre ou en triant les grains. En plus de celles qui trient le grain, il y a aussi quelques veuves d'anciens propriétaires décédés. Parmi elles la femme d'un Amine du marché, Larabi Hadri, ancien résistant mort en 1988. Le destin futur du marché est aléatoire car sa pérennité en tant que marché de céréales dépend de sa future situation qui ne pourrait pas être aussi idéale que l'actuelle au milieu de quartiers populeux où le commerce se porte très bien grâce au pèlerinage quotidien de milliers de personnes venues de quartiers populaires. D'autant que le commerce de grains ne souffre d'aucune concurrence de l'informel sauf pour la période du mois de Ramadan où des marchands ambulants de blé, pour la zakat, font leur apparition dans les coins de rues. Bidonvilles rasés, activités menacées La rue commerçante Abna' Chouhada, fourmillante de foules parmi la multitude d'étalages, mène à Rahbat Zraa. Cette rue qui fait le lien entre la grande Kissaria et Derb Moulay Chrif est devenue depuis des années totalement piétonnière, fermée à la circulation automobile du fait des étalages de marchands ambulants repoussés de la place de la grande Kissaria. Anciennement artère par où passaient des bus de la ligne 2, elle est devenue un marché informel en plein air entre les bidonvilles et Derb Castor et Derb Bennani derrière lesquels le vieux et histprique stade du TAS est caché. Des centaines de marchands ambulants s'activent dans cet endroit dont un certain nombre d'habitants des bidonvilles eux-mêmes. Parmi eux de très nombreuses femmes qui vendent de petits articles mais aussi celles qui préparent sur place des msemmen et beghrir à proximité de la rahba. Ce fourmillement dans ce même lieu ne durera pas pour longtemps puisque avec le déplacement des karianes, la rue devrait en principe être récupérée pour la circulation automobile. Les marchands le savent et appréhendent ce moment. «On se débrouillera selon les situations qui se présentent comme cela a toujours été le cas», assure un jeune marchand de jouets. Avec la disparition des bidonvilles, disparaîtront d'autres activités (commerce de céréales à rahbat zraa, tahouna, ferrane, un grand nombre d'artisans) et le commerce informel florissant en prendra un coup par ricochet dans les environs avec le réaménagement qui se profile et le déménagement des familles. Le changement qui interviendra dans un avenir tout proche est ressenti de manière précise par les très anciens résidents des carrières. C'est le cas de cet épicier, Lahcen, de Kariane Bouazza. Agé de 68 ans, il se trouve au même endroit depuis le tout début des années 60 du siècle passé. Il se rappelle qu'il avait eu le choix de partir s'installer à Lalla Meriem, à Bernoussi, à Hay Essalama ou à Hay Adil selon les époques. A chaque proposition, il a préféré rester au Hay comme d'autres. Tandis que les uns avaient choisi de partir d'autres préférèrent rester. «Ceux qui sont restés ou bien ils n'avaient pas d'argent pour payer le lot proposé, ou alors ayant bel et bien des moyens financiers, ils avaient, à tort, jugé les quartiers proposés trop éloignés, «lakhla », ils tenaient à rester au Hay, nombreux sont ceux qui s'en sont mordu les doigts, maintenant on n'a plus le choix, on est obligé de partir, plus question de rester, ainsi le Makhzen en a décidé… » Lui il ne regrette rien, dit-il. Il n'y a rien à regretter. «J'ai passé ma vie derrière ce comptoir à vendre, jusqu'à ce jour, au petit détail, le sucre un à deux dirhams, le litre d'huile vendu au détail dans de petits sachets, le demi ou quart de pain à une clientèle très pauvre, je ne regrette rien car j'avais à ma charge deux familles à nourrir, je me suis sacrifié pour les tenir à l'abri du besoin, je me contrefiche de l'ingratitude de quelques uns…» D'autres par contre, regrettent en tenant un discours plein d'amertume comme cet ancien ouvrier de 62 ans né dans les Carrières Centrales et ayant toujours travaillé dans la précarité. Vivant dans la même baraque avec sa mère, sa femme et ses enfants, il proteste. «En principe ma mère doit bénéficier aussi. Il y a 62 ans, elle était avant moi dans la baraque, pourquoi on l'a oubliée alors qu'on n'a pas oublié d'autres personnes d'installation relativement récente dans le bidonville ?» s'insurge-t-il. Il arrive qu'en se promenant parmi les décombres des baraques démolies après le départ de leurs occupants, on fasse des rencontres plutôt saisissantes comme celle de cet homme en train de démonter à grands bruits une baraque, conçue en rez-de-chaussée plus un étage, en arrachant les morceaux de planches et de tôle ondulée rouillée. La famille bénéficiaire est partie loger ailleurs et le responsable de la famille est cet homme d'une quarantaine, né dans cette même baraque qu'il est en train de démonter pour revendre les débris de planches et de tôles contre, dit-il, la modique somme de six cents dirhams. Ce démontage des feuilles de tôle ondulée rouillées sonne la fin d'un monde. Pour cet homme, une page est tournée mais, selon toute apparence, sans regret, ni nostalgie.