Les négociations pour une nouvelle convention entre les médecins et les caisses d'assurance maladie (CNOPS et CNSS) ont démarré le 6 janvier. Et dès l'entrée en matière, l'Agence Nationale de l'Assurance Maladie (ANAM) met sur le tapis des projections alarmistes prévoyant le déficit à partir de 2011 pour la CNSS, et de 2014 pour la CNOPS. Ces prévisions tiennent compte, bien évidemment, de la balance des recettes et des dépenses, les dernières étant appelées à augmenter, inévitablement du fait qu'il ya de plus en plus d'assurés informés de leurs droits, et de l'élargissement de la couverture aux soins ambulatoires courants à partir du premier février 2010. Etant donné que les recettes ne devraient pas beaucoup évoluer, la seule façon d'équilibrer la balance est de maitriser les dépenses engendrées par les activités de soins. Lorsque l'AMO avait démarré en 2006, les gestionnaires, aidés par l'Etat, avaient réussi à imposer «leur» convention en obtenant des économies sur tous les «postes» pour asseoir les équilibres financiers: moins d'honoraires pour les consultations et les actes, forfaits négociés au plus bas avec les structures hospitalières, remboursement limité des médicaments, etc. Mais, le lendemain, un grand nombre de ces tarifs étaient inapplicables sur le terrain, pour la bonne raison qu'ils ne tenaient pas compte de la valeur réelle des actes. Même les personnes qui les avaient signés, les avaient dénoncés le lendemain, et ne les ont pas appliqués. En fait, cette première convention nationale ressemblait plus à une grille tarifaire qu'à une convention. Toutes les demandes «non chiffrées» des professionnels, n'avaient eu droit qu'à une vague écoute, plutôt «intellectuelle», comme la «maitrise médicalisée des soins», «le parcours coordonné des soins», la «formation médicale continue conventionnelle», etc. Toutes ces notions, ailleurs reconnues comme étant les bases fondamentales pour la cohérence du système, n'ont été inscrites que comme des «mesures d'accompagnement» de la convention, et sont restées lettres mortes durant quatre ans. Maitrise des chiffres et maitrise des comportements Aujourd'hui, et après plusieurs expertises commandées par l'ANAM pour évaluer notre système, il semble y avoir un début de prise de conscience que la maitrise des chiffres passe par la maitrise d'un certain nombre de comportements dont les retombées économiques peuvent varier du simple au triple. Les gestionnaires auraient relevé une inflation dans les prescriptions de médicaments, des examens complémentaires, etc. En même temps, ils reconnaissent que «l'AMO a peu bénéficié aux professionnels de santé, et en particulier aux médecins généralistes, dont le rôle doit être reconsidéré»(Baromètre ANAM 2008). Selon les statistiques de l'ANAM, le poste «consultation» dans son ensemble, ne pèse pas beaucoup puisqu'il ne dépasse pas 6% de l'ensemble des dépenses engagées pour la CNSS, et 2.8% pour la CNOPS. Les gestionnaires se sont donc rendus à l'évidence qu'il ne servait pas à grand-chose de maîtriser le poste «consultation» lui-même, mais, ses conséquences, c'est-à-dire les ordonnances (prescription de médicaments, d'examens d'imagerie ou de biologie, d'hospitalisations, etc.), d'où le sens de la «maitrise médicalisée des coûts» réclamée par les caisses. Pourquoi donc cette inflation des prescriptions? Et qui en est le bénéficiaire si l'AMO a «peu bénéficié aux médecins» qui sont pourtant les «ordonnateurs» des dépenses? Il y a peut être un début de réponse dans le baromètre 2008 de l'ANAM, qui relève que «70% des assurés n'ont pas de médecin de famille, et que parmi ceux qui en ont un, 65% vont consulter un autre médecin», d'où un «nomadisme médical», une «absence de suivi médical», et «une absence de coordination entre les professionnels de santé». La convention nationale est peut être l'unique occasion offerte aux différents acteurs pour réguler le système de santé. Il est vrai qu'en théorie, les rapports entre les professionnels de santé devraient être basés d'abord sur la déontologie, l'éthique, et le respect du rôle de chacun. Et je crois que c'est le cas dans une large majorité des situations. Mais, malheureusement, la seule déontologie ne suffit pas pour maitriser le nomadisme des patients, leur mauvaise utilisation du système, et la tentation de certains professionnels malintentionnés de profiter de l'anarchie. Comment peut-on contrôler les prescriptions dans un système où rien n'empêche le patient de consulter qui il veut, quand il veut, et autant de fois qu'il veut?, s'interrogent les experts mandatés pour évaluer le système. Il est clair que l'absence de coordination entre les prescripteurs, ajoutée à la non transmission des informations, parfois délibérée de la part des patients, a des conséquences néfastes aussi bien sur la santé des patients (retards dans les prises en charge, risques d'effets indésirables et d'interactions médicamenteuses cumulés etc.), que sur les coûts des soins (répétitions d'examens et de traitements inutiles, consultations redondantes, etc.). Et c'est pour cela que les notions de «médecin traitant», de «filières» et de «coordination des soins» organisées autour de ce médecin, sont entrain de faire leur chemin dans la tête des décideurs. Enfin! Il était temps! «Médecin de famille», médecin «de premier recours», les appellations se multiplient selon la conception que se fait tout un chacun du rôle de ce médecin. Mais, tout le monde s'accorde sur la nécessité d'un médecin qui connaît bien le patient et son environnement socio-économique, avec qui il développe une relation inscrite dans la durée, qui gère son dossier médical, le guide quand il s'agit de consulter ailleurs, et coordonne les interventions des autres professionnels. C'est là l'une des clefs majeures d'un système viable. Toutes les grandes nations ont réadapté leurs systèmes autour du médecin de famille et du parcours coordonné des soins: les anglo-saxons l'ont fait il y a près de soixante ans (Grande Bretagne, Canada, Pays Bas, etc..). La France, qui a trop tardé à faire cette réforme, le paye très cher en termes de déficit de sa sécurité sociale qui se trouve ainsi menacée, et elle peine aujourd'hui à trouver un juste compromis entre la raison (coordination du parcours) et les habitudes acquises, installées durant de longues années, à savoir la liberté de consulter là où on veut, chaque fois qu'on le veut. Sommes-nous mûrs pour cette réforme? La réponse est oui. Incontestablement! En tout cas, il semble que le besoin de réforme est ressenti à tous les niveaux. En Avril 2009, le ministère de la santé avait organisé un forum de trois jours consacré aux soins de santé de base, lequel faisait suite aux recommandations de l'OMS contenues dans son rapport de 2008. L'OMS affirme que: «La comparaison entre des pays ayant le même niveau de développement montre que ceux dont les soins de santé sont organisés selon les principes des soins de santé primaires assurent un niveau sanitaire plus élevé pour le même investissement». Durant ces trois jours, de brillants experts nationaux et internationaux se sont succédés à la tribune pour apporter des preuves supplémentaires, études à l'appui, que le recours à la médecine générale comme premier recours permettait d'améliorer la santé des populations. La doyenne de la faculté de médecine a même présenté un projet de réforme des études médicales qui va dans le sens d'une formation spécifique des médecins généralistes avec une meilleure préparation à ce rôle de pivot du système. Le directeur de l'ANAM a présenté le baromètre 2008 dans lequel on pouvait lire «9 professionnels de santé marocains sur 10 pensent que la mise en place du médecin de famille permettrait d'améliorer le suivi médical»! Dans le secteur public du moins, l'Etat «payeur» a adopté les soins de santé de base, et impose SA régulation de l'offre de soins. Celle ci a toujours été organisée en filière dans le secteur public. Dans cette filière, le patient ne peut accéder à l'hôpital, ni aux consultations spécialisées sans passer par le médecin généraliste du centre de santé de sa circonscription. Ce système est imposé à tout le monde, même si cette filière n'est pas toujours respectée pour des raisons multiples. Et personne ne peut imaginer un patient réclamant le droit de voir directement un spécialiste de l'hôpital, sans passer par le médecin généraliste du centre de santé, au nom du «libre choix du médecin». Dans le secteur privé, cette filière «théorique» n'a jamais préoccupé personne puisque les gens payaient de leurs poches. Aujourd'hui, avec la mise en place d'une AMO solidaire garantie par l'Etat, l'offre des soins devrait se faire selon le même principe des soins de santé de base, c'est-à-dire en privilégiant la prévention, le circuit de soins optimal en tenant compte, bien évidemment des spécificités du privé. Pour le moment, les caisses n'ont pas encore les outils règlementaires pour réguler cette offre. Elles ne savent pas encore quel sera le contenu des notions telles que «maitrise médicalisée des coûts», «parcours coordonné des soins» etc., mais, le concept fait lentement son chemin car il est inévitable, et la convention offre le cadre légal pour cette régulation. La notion du «libre choix» du médecin L'idée «théorique» d'un parcours coordonné des soins est généralement bien admise par une grande partie des médecins, et fait aussi son chemin dans la population générale. Mais, il est vrai qu'une bonne partie des médecins spécialistes libéraux refuse catégoriquement l'idée de ce qu'ils appellent d'emblée, «le passage obligé» par le médecin de famille. Cette crainte est plus ou moins légitime de la part de praticiens habitués au «recrutement direct» de leur clientèle, et qui voient dans cette régulation une sorte de menace pour leur recette. Ils ne voudraient en aucun cas devenir les «otages» des généralistes, comme me l'a expliqué un très sérieux représentant syndical, et conseiller ordinal par-dessus le marché. Et pour se défendre, ils invoquent le droit «sacré» du patient au «libre choix de son médecin». Personne ne conteste le droit fondamental de tout citoyen de choisir librement son médecin. Mais, consulter «librement» un neurochirurgien à tort, là où on a besoin d'un généraliste ou d'un ORL, est un «libre choix» qui n'a aucun sens, qui peut engendrer des dépenses et des retards inutiles et coûteux. On n'a pas le droit de gaspiller l'argent des mutualistes à rembourser des comportements illogiques, voire dangereux. Le patient assuré social peut choisir librement son médecin, mais dans un parcours de soins logique. Il a le droit de choisir librement son médecin de famille parmi les médecins de famille, son cardiologue parmi les cardiologues, son ORL parmi les ORL etc. Voilà la vraie signification de la notion du «libre choix» du médecin. Mais, cette réorganisation des soins n'est évidemment pas la seule mesure à prendre pour rationnaliser les soins et assurer la pérennité du système. D'autres mesures, tout aussi importantes, doivent être mises en place. Parmi ces mesures, il y a la rationalisation des examens complémentaires et de la prescription médicamenteuse, l'utilisation des génériques, l'organisation de la permanence des soins, etc. Les deux premières mesures nécessitent un accompagnement scientifique de la convention qui ne peut se faire que par les instances scientifiques nationales. Actuellement, il semble que cette tâche est confiée à la Société Marocaine des Sciences Médicales qui coordonne l'élaboration des «recommandations des bonnes pratiques» par les sociétés spécialisées. Pour le moment, ces recommandations ne sont toujours pas mises à la disposition du corps médical. Mais, les recommandations ne suffisent pas, car, avant de les rendre opposables au corps médical, il faut offrir à ce dernier la possibilité d'une formation médicale continue indépendante, et non pénalisante. Autrement dit, cette formation devrait être sponsorisée par les caisses d'assurance maladie, avec la garantie de l'Etat. Car, le corps médical, à partir du moment où il s'engage dans un processus de réduction des coûts, devient un partenaire à part entière de l'Etat et un acteur clé du système. Cette formation sponsorisée permettra aux médecins d'avoir accès à des informations de qualité, objectives, et donc indépendantes de celles fournies par l'industrie pharmaceutique. Quant à l'utilisation à grande échelle des médicaments génériques, c'est effectivement un bon moyen de réduire la facture, et c'est une mesure qui est encouragée par tous les pays développés. Elle avoisine les 60% aux USA, pourtant premier producteur de médicaments princeps. Mais, un grand effort de communication doit être fourni à l'adresse des professionnels pour les rassurer quant à la qualité des médicaments mis à leur disposition. Car, à entendre parler les médecins marocains des génériques, il semble persister, à tort ou à raison, une certaine méfiance vis-à-vis de ces médicaments. Ceci est tout à fait légitime car le médecin engage sa responsabilité et sa notoriété quand il conseille un médicament et pas un autre. Une fois rassurés, les médecins se feraient un devoir de réduire la facture pharmaceutique, mais à condition que tout cela se fasse dans un esprit de partenariat et de solidarité véritables, qui tiennent aussi compte des intérêts légitimes des médecins. Car les médecins ne sont pas des «salariés» de l'assurance maladie, et ils sont libres de prescrire ce qui semble le mieux pour leurs patients. La permanence des soins entre droit et contraintes Quant à la permanence des soins, c'est d'abord un droit des citoyens que de pouvoir trouver un médecin en dehors des horaires d'ouverture des cabinets et des formations sanitaires ambulatoires publiques. Pour le moment, cette permanence des soins n'est garantie que dans les services d'urgence des hôpitaux publics. L'offre privée dans ce domaine reste tributaire, dans sa grande partie, du bon vouloir de certaines cliniques privées, et de la possibilité qu'elles aient à trouver ou pas des médecins de garde. Les médecins généralistes privés ont du mal à trouver des locaux et des structures pour assurer des gardes dignes de ce nom. Et je crois que dans un système où l'assurance maladie est solidaire, les caisses qui ont la charge de cette couverture, ont aussi la charge de garantir à leurs affiliés un minimum de permanence de soins pour ne pas avoir à gérer des complications difficiles. Pour moi, encourager financièrement les médecins à assurer cette permanence de soins, tout compte fait très contraignante pour eux, n'est pas un luxe. Ce n'est pas non plus, une dépense inutile pour les caisses. Et puis, à la longue, cette permanence permettrait de soulager les urgences des hôpitaux de tout ce qui ne relève pas des vraies urgences, et qui accapare inutilement le personnel hospitalier. Et Dieu sait que le soir, quand les urgences sont submergées de demandes de soins, plus urgentes les unes que les autres, le personnel se passerait volontiers de certaines consultations qui ne font que perturber la marche du service des urgences. Et il ne faut pas s'étonner de voir beaucoup de visiteurs nocturnes des urgences revenir avec des prescriptions inutiles, voire dangereuses. C'est dire que notre conception de l'assurance maladie doit évoluer. Les citoyens assurés sociaux font vivre les caisses d'assurance maladie, et en retour, ils ont le droit de voir ces caisses se préoccuper véritablement de leur santé au-delà du simple enregistrement de leurs misères à postériori. Ils ont droit à des caisses qui se préoccupent aussi d'assurer une offre de soins continue et de qualité, de faire de la prévention, et de faciliter les rapports des patients avec les professionnels de santé. Il est vrai qu'en l'état actuel des choses, l'AMO ne couvre qu'une partie restreinte de la population, et l'on pourrait penser qu'il serait injuste de lui demander de se préoccuper de l'ensemble de la population. Mais, quand on sait que 90% des dépenses de l'AMO vont au secteur privé, on est en droit de penser que ce «gros client» devrait être associé à toutes les grandes décisions de L'AMO. Et je ne pense pas qu'une participation des caisses à l'équipement des gardes de nuit soit une dépense inutile pour les assurés sociaux, lesquels représentent la grande majorité des consultants du soir dans les structures privées. Mais, je suis conscient que je rêve éveillé. Je tiens quand même à partager ce rêve avec tous ceux qui ont un idéal de justice, d'équité, mais aussi d'efficacité, et de développement humain.