Fatema Mernissi et les 50 noms de l'amour, ce fut le titre de l'article que j'avais publié en hommage à Fatema Mernissi, quelques jours après son décès le 27 novembre 2015. Je reprends le même titre pour cet article, car pour moi Fatema Mernissi est tout un amour. Un amour des mots, un amour de la science, de l'individu, du jeune, du défavorisé. Un amour ressenti et souvent partagé avec ses amis et les gens qu'elle affectionnait. L'amour dans le sens le plus noble, le plus humain et humaniste. Elle aimait les gens simples et souhaitait s'entourer d'eux. Elle aimait leurs causes et les défendait avec courage et force. Elle aimait les livres, la science, la recherche, curieuse de tout ce qui peut développer le savoir. Elle aimait aider son prochain et lui ouvrir les portes de la connaissance. Elle aimait le contact des gens de différents horizons pour écouter, échanger, débattre et écrire. Un amour profond que je lui ai porté de longues années, et qui fut partagé. Je connaissais Fatema Mernissi depuis de longue date, je l'avais croisée à de nombreux événements. On sympathisait à chaque rencontre et à chaque occasion elle prenait le temps de s'entretenir longuement avec moi. Ce n'est qu'en 2008, que je vais devenir une proche de Fatema. Une amitié profonde allait naître cette année entre nous, suite à la convergence d'un centre d'intérêt commun. Cette amitié se transformera vite en affection, puis en amour, au point de me dire un jour : « tu es la fille que je n'ai pas eue ». Chaque jour je découvrais un aspect exceptionnel de la personnalité de cette grande dame. C'était un 1 avril 2008, vers 11 heures du matin, que je reçois un appel téléphonique de Fatima : « Fawzia, hadi Fatema Mernissi, je te félicite pour le travail que tu as fait, c'est génial, tu peux venir chez moi demain 3h », me dira-t-elle simplement, sans aucun préambule. Elle tenait à féliciter notre association pour la création du Réseau des femmes artisanes du Maroc, Réfam Dar Maalma. Ce travail allait beaucoup nous rapprocher, mon collègue Abdelkrim Aouad et moi-même d'elle. L'intérêt que portait la sociologue à la cause des femmes artisanes, confinées dans les vastes plaines des campagnes, les hauteurs escarpées des montages, les étendues du désert, n'était pas de l'humanisme seulement, mais un devoir et une cause juste à défendre, car ces femmes créatives, sont détentrices d'un outil économique et ont des droits non encore reconnus. Avec Fatema, on s'est mis à travailler sur la condition de cette importante tranche de la société marocaine. Comme une enfant, elle s'émerveillait devant la créativité de ces femmes, qu'elle trouvait ingénieuses. Elle leur a ouvert la porte de sa maison et nous a aidé à porter leur cause, auprès de nombreux décideurs, tant sur un plan national, qu'international. Elle a organisé de nombreuses rencontres après la publication de mon livre en 2010, Dar Maalma l'artisanat au féminin, traitant des tranches de vie de quelques artisanes, et nous a encouragés, soutenus et a suscité la publication du second livre sur ce sujet intitulé : Secrets des femmes artisanes du Maroc. A travers nous, c'était la cause de ces femmes qu'elles savaient porteuses d'un vrai projet de développement durable et d'économie verte, qu'elle soutenait. Fatema Mernissi était une femme aussi d'amour, une grande qui n'avait pas peur de l'autre, au contraire l'autre était pour elle une source d'enrichissement humaine et scientifique. Elle appelait les gens par leur prénom. Du marchand ambulant, au tailleur, bijoutier, imprimeur, scientifique, écrivain, homme et femme politiques, rencontrés fréquemment, ou croisés au hasard d'une rue. Tous sont cités par leur prénom lors de la narration de ses aventures journalières. Ainsi elle parlera de Bachar le tailleur, de Mbarek le bijoutier, d'Oussama le marchand des CD rom, de Karim son homme de confiance, de Asma l'intellectuelle musulmane engagée, ou de Lahcen le ministre, de Ratiba sa sœur, de Rachid son éditeur, ou de Halima son amie de toujours. Elle avait ce pouvoir de présenter l'étranger comme un ami de longue date, un membre de la famille, dont elle parlait avec amour et affection. Et, les proches se devaient d'être cités fréquemment pour leurs réalisations. Elle ne parlait que des bonnes qualités des gens. En chacun et chacune elle voyait le positif. « Pour comprendre les émotions, il fallait les habiller avec des mots », dira-t-elle. Oui, Fatema était une femme d'émotion, une femme des mots justes, une sociologue qui a consacré sa vie à décoder les sensations de notre société, à leur trouver des justificatifs, des raisons, des origines, des causes et des résultats. Une visionnaire qui a travaillé sur les réseaux sociaux et en a prédit les conséquences bien avant les révolutions arabes de 2011. Une femme de positions courageuses, une plume qui n'a jamais été amadouée par les honneurs, vendue ou achetée pour des privilèges. Une femme au regard profond, intense qui explore l'interlocuteur. Une femme toujours à l'écoute et aux réponses pointues. Une femme qui a su enjoliver les propos les plus durs par des rires sincères. L'humanisme de Fatema se retrouve également dans son combat auprès des prisonniers politiques et des militants des droits de l'homme, dont elle était devenue amie, en leur ouvrant les portes de sa maison. L'œuvre de Fatema est universelle. Elle a écrit sur l'Islam en précisant que la racine du mot venait de Salam (la paix) ; le féminisme, qui à juste titre, devant nécessairement inclure la contribution des hommes ; et sur la modernité qui n'excluait pas l'authenticité. Elle a écrit plusieurs ouvrages tous des best-sellers. Durant toute sa carrière, Fatema Mernissi a travaillé à rapprocher les points de vue et à expliquer ce qui pouvait unir le monde. Elle a prôné le message de l'Islam tolérant, le vrai message de cette noble religion pacifique. La religion est représentée dans ses ouvrages comme un moyen pour la paix et la cohésion sociale. Ses livres sont aussi des réponses à l'occident dans sa lecture souvent erronée de l'Islam. Elle met en exergue la problématique d'une société musulmane bloquée par une conception obscure de la religion et un monde occidental incapable de voir dans la religion musulmane les messages de paix et de tolérance. Sa maison, située quartier de l'Agdal, est à son image, la demeure d'une princesse de l'orient, meublée de sofas et coussins, de tapis originaires des différentes régions du Maroc. Les murs sont tapissés de broderies et de tableaux d'artistes femmes et hommes souvent inconnus. L'ambiance aux couleurs chaudes reflète, la chaleur du cœur et de l'âme de Fatema. Comme Schéhérazade, qu'elle chérissait pour son audace et sa malice, elle prenait un plaisir fou à recevoir ses invités les plus importants dans ce cadre, que certains penserait excentrique, mais en fait, d'une réelle authenticité, au même titre que ses vêtements créés par elle, un saroual noir ample et une badia aux couleurs généreuses, se coiffant toujours d'un turban rose, quelle que soit la circonstance. Ses invités se prélassaient dans ce cadre du 4ème étage en sirotant du thé à la menthe fumant, accompagné de crêpes et de gâteaux marocains. J'avais pris l'habitude de déjeuner avec Fatema régulièrement une fois par mois. On discutait de notre travail en cours et des projets à venir. Elle sortait alors de son précieux sac à bandoulière, des photocopies d'articles, des feuilles avec des annotations qu'elle avait préparées à mon intention, et son fameux et immense calendrier où elle me communiquait les dates d'événements susceptibles de m'intéresser et, où elle notait nos prochains rendez-vous et leur objet. Nous avions aussi pris l'habitude d'aller le dimanche au port de Mahdia acheter du poisson juste débarqué. Cette sortie était sacrée pour elle ; presque un rituel auquel je ne pouvais échapper que pour cause majeure. Cette escape dans un petit port de pêche de l'atlantique était en fait une occasion pour rencontrer les jeunes pêcheurs et discuter avec eux. Les jeunes étaient pour elle, un sujet important auquel elle a consacré plusieurs ouvrages : en 2004, « les Sindibads marocains » et le livre collectif en 2008, sous le titre : « A quoi rêve les jeunes ». Et quelques années avant son décès un second livre collectif intitulé Tcharmel – réflexion sur la violence chez les jeunes. C'était aussi pour nous un moment de calme, de sérénité, où on échangeait dans une affection mutuelle nos préoccupations, nos confidences, nos craintes. Notre dernière entrevue remonte à fin octobre 2015. Le 17 octobre, elle m'avait téléphoné, nous avions discuté de la refonte de son site web. J'avais saisi l'occasion pour lui annoncer que nous avions présenté un projet sur les femmes tisseuses du Maroc à un concours international, et que l'on venait de nous annoncer que nous étions lauréats de ce concours Fatema était très heureuse de cette nouvelle. Elle voulait qu'on se mette à écrire un livre sur le sujet des femmes tisseuses de tapis. On s'est en effet revues, nous en avions discuté et partagé nos idées. C'était la dernière fois où je la voyais. Je l'ai trouvée amaigrie, relativement fatiguée, sans plus. J'ai mis cet état sur le compte de l'âge et le travail. Jamais, moi qui étais une de ses proches, je n'ai su que Fatema était gravement malade. Elle qui était entourée d'un tas de monde, souffrait en silence seule dans sa chambre, entourée de ses livres qu'elle chérissait tant. Quelle leçon de courage de cette femme qui m'a marquée à jamais ! Quel message de dignité elle nous laisse dans sa douleur silencieuse ! Quel regret ! Pourquoi ne l'ai-je pas prise ce jour dans mes bras pour lui dire combien je l'aimais ? Pourquoi ne l'ai-je pas serré très fort ce jour-là, moi qui ne fais jamais l'économie des gestes affectueux ? Je n'aurais jamais de réponse. Fatema Mernissi est la diva de la sociologie marocaine. Elle a un visage exceptionnel, orné par une intelligence peu commune et un magnifique sourire. Née à Fès en 1940. Elle s'est éteinte lundi 27 novembre 2015, à l'âge de 75 ans, laissant derrière elle une œuvre universelle importante traduite en 25 langues. Son cursus universitaire va de Rabat à la prestigieuse université de la Sorbonne, puis à Massachusetts d'où elle sort avec une thèse de doctorat en sociologie en 1974, sous le titre annonciateur de : Au-delà du voile. Elle retournera ensuite au Maroc et enseignera la sociologie à l'Université Mohammed-V de Rabat. Elle y côtoie les principales figures de l'avant-garde intellectuelle marocaine, dont Abdelkébir Khatibi et le poète Mohammed Bennis. Elle était membre du Conseil d'Université des Nations unies. Elle a mené, en parallèle un combat dans la société civile. Ainsi, elle avait fondé les Caravanes civiques, le collectif Femmes, familles, enfants, en 1981. Elle était également membre du Groupe des Sages sur le dialogue entre les peuples et les cultures de l'Union européenne. En 2013, elle était la seule Marocaine à figurer dans le classement des 100 femmes les plus influentes du monde arabe, réalisé par le magazine Arabian Business, classement qu'elle a refusé et vigoureusement dénoncé. Ses livres ont porté sur la place des femmes dans la société. Le livre Sexe, idéologie, islam, publié en 1985, est un des livres le plus lu à travers le monde. Le harem politique : le Prophète et les femmes, publié en 1987 ou encore Sultanes oubliées : femmes chefs d'Etats en islam, publié en 1990, ont provoqué de vives réactions. Le Monde n'est pas un harem, La Peur-Modernité : conflit islam-démocratie, , Rêves de femmes : une enfance au harem... Fatema a reçu, en 2003, le prix Prince des Asturies de littérature. En novembre 2004, son parcours et son combat pour l'égalité des sexes ont été récompensés par le Prix Erasmus, décerné par la Fondation néerlandaise Erasmus, ex-aequo avec l'auteur syrien Sadik Jalal Al-Azm et l'Iranien Abdulkarim Soroush. Le corps de Fatema MERNISSI repose désormais, dans une tombe discrète au cimetière Sidi Messoud de Hay Riad à Rabat.