Auteur de Géopolitique d'un Roi, Aymeric Chauprade est le témoin de l'évolution de la politique étrangère du Maroc au file des 25 dernières années. Une politique qui a permis au Royaume de diversifier ses partenaires et de s'imposer en Afrique. Dans cette interview, M. Chauprade décèle les forces de la diplomatie royale. Entretien. * Vous avez consacré en 2019 un livre sur la géopolitique royale. Aujourd'hui, on parle d'un Maroc émergent avec une transformation majeure. En tant qu'observateur du Royaume, comment voyez-vous l'empreinte royale dans le développement qu'a connu le pays pendant ce quart de siècle ? Je suis arrivé au Maroc à l'automne 1999, précisément au début du règne de Sa Majesté Mohammed VI. 25 ans après, je peux donc comparer car j'ai suivi toutes les étapes de la modernisation du Royaume. On peut d'ailleurs parler de modernisation sur tous les plans. Une modernisation économique d'abord, car le Maroc s'est dotée d'une économie industrielle performante, il a modernisé son agriculture, sa pêche, ses infrastructures routières et ferroviaires. Une modernisation sociétale ensuite avec des avancées considérables visant d'une part à renforcer l'autonomie des femmes et garantir leurs droits, d'autre part à permettre à chacune des dimensions de l'identité marocaine, qu'elle soit arabo-andalouse, tamazigh, méditerranéenne, juive... d'être reconnue à part entière. Une modernisation sociale avec d'une part des progrès considérables en matière d'alphabétisation et plus généralement d'éducation, d'autre part des progrès spectaculaires en matière d'accès aux soins pour les populations pauvres, et sur ce point, ce n'est que le début car il tient à cœur à Sa Majesté que la couverture sociale soit étendue à tous les Marocains. Modernisation politique enfin puisque le Maroc a connu une démocratisation très forte sous le règne de la Sa Majesté. Nous avons eu de vraies alternances politiques, une vraie respiration du système politique avec une majorité et une opposition qui jouent chacune pleinement leur rôle. L'exercice démocratique fonctionne très bien grâce à la stabilité de l'institution monarchique, garante de l'unité du peuple au-delà des clivages partisans. Et « last but not least », étant géopolitologue je n'oublierais pas le magnifique déploiement international du Maroc durant ces 25 ans. Le Maroc est désormais un grand pays à la politique multipolaire, écouté et respecté aussi bien à Washington qu'à Moscou, Pékin ou New Delhi.
"Le Maroc a connu une démocratisation très forte sous le règne de la Sa Majesté"
* Le Maroc est souvent présenté comme une future puissance émergente. Qu'est ce qui corrobore cette hypothèse à votre avis ? Non seulement le Maroc est une puissance émergente mais il a nettement émergé ! Le Maroc est un pays écouté et respecté par les plus grandes puissances telles que les Etats-Unis, la Russie, la Chine ou l'Inde. J'observe de près la diplomatie de Sa majesté et il y a des signes d'indépendance et de souveraineté qui ne trompent pas. Alors que le Maroc entretient d'excellentes relations avec les Etats-Unis, héritées de la Guerre froide et de l'appartenance au camp occidental, malgré cela le Souverain a pu récemment féliciter Vladimir Poutine pour sa réélection. Cela veut dire que le Roi du Maroc agit comme un souverain totalement libre et non tenu par ses relations avec l'Occident, qu'il montre sa pleine capacité à parler à tout le monde et à n'être le vassal de personne. En cela, ce Roi incarne particulièrement à mes yeux l'une des constantes des dynasties royales marocaines les plus brillantes : leur indépendance totale et leur refus d'être inféodé à qui que ce soit. Le Maroc joue un rôle actif aussi sur la scène africaine avec la réintégration de l'Union africaine et le soutien de très nombreux pays membre de l'UA à la marocanité du Sahara. Vous trouverez souvent le Maroc partie prenante dans les efforts de paix et de stabilisation de l'ONU sur divers théâtres. C'est un pays responsable qui joue un rôle de médiation et défend une vision juste et équilibrée des relations internationales. Pour toutes ces raisons, à mes yeux le Maroc mériterait pleinement d'appartenir aux BRICS.
"A mes yeux le Maroc mériterait pleinement d'appartenir aux BRICS.
* La politique étrangère a radicalement changé au fil de 25 ans. Quels sont les changements les plus marquants de votre point de vue ? La politique étrangère de feu Hassan II fut principalement pro-occidentale parce que son règne se déroula, pour large partie, dans le contexte international de la bipolarité et de la Guerre froide. C'était tout à fait compréhensible et le Maroc jouait à cette époque un rôle important dans le camp occidental. Je crois que l'on peut dire que Sa Majesté Mohammed VI a réussi très habilement le virage de la multipolarité. Sa politique ne s'est pas inversée par rapport à celle de son père, mais elle s'est élargie, et cela parce que le monde est devenu multipolaire. Durant ces 25 ans, Sa Majesté a su conserver et consolider les relations traditionnelles avec l'Ouest, avec les Etats-Unis en particulier, et le couronnement en est à mes yeux la reconnaissance de la marocanité du Sahara sous la présidence Trump. Tout récemment l'ambassadrice américaine à Alger a même réaffirmé cela en disant que c'était « un fait historique ». Mais en plus la diplomatie royale, mise en œuvre avec beaucoup de subtilité et d'intelligence par Nasser Bourita, a développé de véritables relations avec « l'autre monde », celui des Brics, la Russie, la Chine, l'Inde. Ajoutons à ce tropisme multipolaire le tropisme africain qui est essentiel pour caractériser la politique étrangère du Roi du Maroc.
Le tropisme multipolaire le tropisme africain qui est essentiel pour caractériser la politique étrangère du Roi du Maroc.
* Parlons de la dimension africaine. Mohammed VI a, dès son intronisation, tourné son regard vers l'Afrique au point de faire du Royaume un acteur majeur économmiquement et politiquement en Afrique subsaharienne. Peut-on dire qu'il fut avant-gardiste en faisant un tel choix étant donné l'état actuel du Maghreb et du monde arabe ? C'était visionnaire et courageux. N'oublions pas que, pendant la Guerre froide, nombre de pays africain avaient basculé dans le socialisme et sous l'influence à la fois d'Alger et de Tripoli, beaucoup de pays africains avaient pris des positions pro-Polisario. Le Roi Mohammed VI, a œuvré au retour du Maroc dans la grande famille africaine. En 2017 le Maroc a réintégré l'Union africaine (anciennement l'OUA, organisation de l'Unité africaine) mais il a aussi été acté le principe de son adhésion à la CEDEAO (Communauté économique des Etats d'Afrique de l'Ouest). Cette année 2017 fut charnière. Le Maroc envoya d'une part le signal qu'il redevenait pleinement une puissance africaine, d'autre part qu'il allait désormais être un acteur du développement de l'Afrique de l'Ouest. C'est aussi un retour à l'identité du Maroc dans le temps long. N'oublions pas que, dans les siècles passés, l'influence du Souverain marocain et sa légitimité islamique se faisaient sentir dans tous les territoires jusqu'à la boucle du Niger ! Ce choix de l'Afrique plutôt que du Maghreb a été visionnaire parce que le Roi savait que l'attitude stérile et hostile de l'Algérie, prisonnière de son idéologie, allait bloquer durablement tout progrès de l'unité du Maghreb et que, par conséquent, il ne servait à rien de dépenser son énergie dans l'Unité du Maghreb arabe ; mieux valait se concentrer sur l'Afrique dans toute son étendue. Ce choix africain a été payant. L'influence économique du Maroc en Afrique de l'Ouest est désormais réelle et visible. Quant à l'influence politique elle a été couronnée de succès par l'ouverture de nombreux consulats africains à Dakhla et Laayoune ces dernières années. Les Africains, pragmatiques et débarrassés des vieilles lunes idéologiques de la Guerre froide ont compris que le point de vue marocain sur le Sahara était légitime et que la nation marocaine est profondément reliée à ses racines africaines par l'intermédiaire de ses provinces du Sud. D'autres intérêts se dégagent aussi, à l'image de ce grand projet de gazoduc off-shore Nigeria-Maroc. Les Africains comprennent que le Maroc offre des garanties de stabilité bien supérieures à celles de son voisin algérien.
"Le choix de l'ancrage en Afrique c'était visionnaire et courageux.
* Désormais, le Maroc veut faire de l'Atlantique un nouveau pilier de sa politique africaine pour lier définitivement son destin à celui des pays du Sahel. Est-ce un pari gagnant à long terme ? Pour moi, la politique étrangère du Maroc repose sur trois piliers fondamentaux. La politique multipolaire (qui revient à parler à toutes les « grandes puissances » et à n'être le vassal d'aucune), la politique africaine et, désormais, la politique atlantique. Bien entendu, dans la longue durée de l'Histoire, la Méditerranée et le Sahara sont les deux grands espaces de circulation historiques du Maroc. Mais désormais il va falloir compter sur l'Atlantique. Le Maroc a le continent américain en face de lui. Face à lui, un BRICS aussi important et potentiel que le Brésil dont l'ambition est de devenir la grande puissance de l'Atlantique Sud. Le Maroc dispose de capacités portuaires de plus en plus importantes, de nombreuses villes littorales (3500 km de littoral atlantique et méditerranéen au total), celles du Sahara marocain jusqu'à Gibraltar, d'un espace maritime de plus de 1 million de km2 de ZEE avec des revendications qui permettront une extension supplémentaire. Le Maroc est une puissance importante dans le domaine de la pêche. Pour toutes ces raisons le Maroc a raison de vouloir développer sa politique atlantique.
* Concernant la France, le règne de feu Hassan II fut celui où la France était une sorte de parrain du Royaume. Sous SM Mohammed VI, on remarque une certaine émancipation progressive de la tutelle française sans rupture. Qu'en pensez-vous ? Je pense que cela fait longtemps que le Maroc est émancipé de la France ! Le protectorat est loin derrière nous mais peut-être pas suffisamment encore dans la tête de certains diplomates et politiques français. Etant moi-même souverainiste pour mon pays, je n'ai jamais eu de mal à intégrer la souveraineté des autres et à la respecter. Cette mentalité, chez certains Français (ne généralisons pas !) qu'avoir été l'ancienne puissance de tutelle donnerait droit à une sorte de privilège a malheureusement causé de grands dommages à la politique étrangère de mon pays, pas seulement au Maroc, aujourd'hui nous vivons cela en Afrique de l'Ouest et en Afrique centrale. J'observe que cette mentalité est plus fréquente à gauche de l'échiquier politique français qu'à droite, ce qui au fond n'est pas si surprenant si l'on veut bien considérer que l'idéologie coloniale française venait de la gauche « émancipatrice » et moralisatrice et non de la droite (« la Corrèze plutôt que le Zambèze »). Des relations anciennes, une amitié, une connaissance mutuelle, la francophonie en partage oui bien sûr tout cela est important, mais les Français devraient parfois s'inspirer davantage de Lyautey qui parce qu'il avait compris qu'au moment de l'irruption de la France sur la scène marocaine, le Maroc était déjà une vieille et grande nation, n'eut de cesse que de s'appuyer sur le « local » plutôt que sur les ordres de Paris. La relation Rabat-Paris est, bien sûr compliquée par la relation difficilement compréhensible de Paris avec Alger. Je plaide pour ma part pour une reconnaissance, le plus vite possible maintenant, de la marocanité du Sahara par la France. La France aurait du le faire avant les Etats-Unis. Assez de temps perdu ! Nous devons faire preuve d'audace et sortir de la pesanteur de l'ambiguïté !
"Je plaide pour ma part pour une reconnaissance, le plus vite possible, de la marocanité du Sahara par la France.
* On présente souvent le Royaume en tant qu'exception aussi bien au Maghreb qu'au monde arabe. En quoi se manifeste cette exception marocaine ? L'exception marocaine au sein du Maghreb et plus largement du monde arabe est, à mon humble avis, d'abord ce sens puissant de la Realpolitik, détachée des émotions et de l'idéologie qui font commettre tant de fautes aux autres dirigeants du monde arabe. De l'extérieur, c'est cette sérénité de la politique royale que l'on ressent, et qui trouve sans doute son origine dans la forte légitimité islamique et historique de la Monarchie marocaine. Mais l'exception marocaine c'est aussi la force d'assumer toutes les composantes de sa propre histoire, la composante berbère, la composante arabe, la composante francophone... c'est aussi le fait, sur la question si tragique du peuple palestinien, de montrer la capacité de défendre une politique du Juste milieu, le droit d'Israël à exister et à vivre en sécurité, mais qui est indissociable de la nécessité de permettre au peuple de connaître la liberté et la paix grâce à un Etat souverain.