Louis Hubert Lyautey a été, à tous points de vue, l'instigateur et le maître d'œuvre du Protectorat français au Maroc. Mais son côté marocophile, méconnu mais on ne peut plus touchant, n'a pas manqué de susciter l'émoi des nationaux qui l'ont côtoyé il y a plus d'un siècle. Retour sur l'épisode de sa réponse acrimonieuse à un député anti-marocain. « Lyautey n'avait pas la moindre intention de faire du Maroc une annexe de la France, à l'instar de l'Algérie française et à aucun moment il n'a souhaité y régner, y marquer son terrain ou y apposer sa marque », assène d'emblée l'historien Mohammed Es-Semmar. Dans une approche d'honnêteté intellectuelle et d'objectivité scientifique, notre interlocuteur a tenu à rendre hommage à la facette méconnue de Louis Hubert Lyautey. Celle, notamment, du fervent défenseur de la grandeur du Maroc et des richissimes patrimoines matériel et immatériel des Marocains. Ces Nationaux qui, au XVIème siècle, étaient déjà représentés par leurs ambassadeurs en Grande-Bretagne, du temps de l'empire chérifien.
« Ce Général qui a très vite grimpé les échelons dans la hiérarchie militaire française pour atteindre le rang de Maréchal demeure une grande personnalité, par le charisme qui l'a distingué de tous les Généraux qui lui ont succédé. Artisan de l'instauration du Protectorat français, son régime était purement et simplement de construire l'ossature d'un pays qui va regagner son indépendance au bout de quelques décennies. Ce fut, en tout cas, ce qu'il a exprimé à maintes reprises au Maroc et en France », poursuit notre interlocuteur qui, en guise de piqure de rappel, souligne qu'à la différence de ses successeurs dont le planning était de « diviser pour mieux régner », ouvrant, ipso facto, la voie aux revendications indépendantistes des Marocains, Lyautey a fait connaître le Maroc comme civilisation pluri-millénaire.
D'ailleurs, largement relayée dans l'historiographie, sa réponse cinglante au député français Birot, ayant eu la piètre idée de qualifier les Nationaux d'indigènes et le Maroc de colonie, restera ad vitam dans les annales de l'Histoire, comme une lutte contre l'oubli, pour nous rappeler qu'il fut un temps où un haut-représentant de la mission protectorale française au Maroc a témoigné, au-delà des frontières maritimes et en dehors des sentiers battus, de la grandeur de ce pays dont l'Histoire a toujours résonné à des milliers de kilomètres outre-mer.
Lyautey figue, Lyautey raisin
En d'autres termes, dans le panorama universaliste de la colonisation française nord-africaine de l'époque, l'action de Lyautey reposait sur la ferme conviction que, contrairement aux colonies françaises, le Protectorat sur le Royaume du Maroc ne constituait qu'un simple stade transitoire et provisoire. « De son vivant, il a demandé à ce qu'on l'inscrive sur l'épitaphe de sa pierre tombale, une déclaration d'amour entièrement dédiée au Maroc, son pays de cœur », ajoute l'historien. En effet, sur l'épitaphe de sa tombe sise aux Invalides à Paris, l'on peut lire cette phrase qui témoigne de la sincérité de ses sentiments amicaux à l'égard du Royaume : « Plus je connais les Marocains, plus je vis dans ce pays, et plus je suis convaincu de la grandeur de cette Nation ».
Toujours selon notre historien, il n'en demeure pas moins que le Maréchal a bel et bien servi les intérêts hégémoniques de la France. Car s'il a construit tant de ports, d'autoroutes, d'aéroports, de chemins de fer, ce fut dans l'unique optique de faciliter l'exploitation des richesses marocaines par son pays, la France. De même, si dès son arrivée au Royaume, il s'est précipité à bâtir des écoles, collèges et lycées, ce fut pour servir les intérêts idéologiques de la mission française au Maroc. Cependant, dans son approche protectorale, il était bien conscient de rendre service aux nationaux, qui devinrent bilingues et plus ouverts aux cultures méditerranéennes. D'ailleurs, l'élite intellectuelle marocaine en profitera plus tard pour rejoindre les bancs des Facultés françaises en pleine Hexagone. Si pour la politique étrangère française, le but de cette démarche était de servir les intérêts de la France, les nationalistes ne l'entendaient pas de la même oreille. Bien au contraire, s'armer de culture ne fut en rien dévalorisant de leur nationalisme à toute épreuve.
3 questions à Mohammed Es-Semmar : "Sa réponse au député Birot qui a qualifié les Nationaux d'indigènes et le Maroc de colonie restera ad vitam dans les annales de l'Histoire" * Nous connaissons tous le côté "militaire" rigoriste et intransigeant du Général Lyautey. Qu'en est-il de son côté marocophile, touchant et attendrissant à souhait ?
-Lyautey demeure une grande personnalité historique. Plus grande par le charisme que par l'autorité. Quand il est venu d'Algérie pour honorer ses hautes fonctions au Maroc, il est illico presto tombé sous le charme de notre pays et l'a défendu contre les critiques les plus virulentes et les plus incongrues. Son image d'avocat et d'ami du Maroc n'a pas manqué d'amadouer un grand nombre de Marocains l'ayant côtoyé à l'époque.
* Ce fut, aussi, celui qui s'est approprié les richesses du Maroc. Que devrait-on penser de cette troublante ambiguïté ?
-Lyautey est venu au Maroc pour servir une mission: celle d'y instaurer le Protectorat. Cela fait de lui un colon, même si lui-même n'aimait pas tant ce terme. Cependant, il était à la fois intéressé par les mille et une richesses du Maroc et un défenseur de l'image et de la grandeur de notre pays à l'échelle euro-méditerranéenne. Lyautey a donc servi les intérêts diplomatiques du Maroc et de l'Hexagone.
* L'architecture Art Déco que l'on voit dans nos villes témoigne de son désir de franciser le Maroc. Qu'en dites-vous ?
-Il a tant donné au Maroc, à Casablanca et à Rabat tant sur le côté architectural qu'administratif. Sa politique de discrimination positive a, somme toute, servi aux grandes aspirations du peuple et son Sultan, puisqu'il il s'est juré de respecter le confluent arabo-amazigh et la culture islamique du pays.
Bio express : Lyautey le marocophile, Lyautey le colon... Louis Hubert Lyautey, né le 17 novembre 1854 à Nancy et mort le 27 juillet 1934 à Thorey, une commune française située dans le département de l'Yonne en région Bourgogne-Franche-Comté, était un général, maréchal de France et membre de l'Académie française ayant une postérité liée à son intervention protectorale au Maroc. Le 17 septembre 1913, il est nommé Grand-Croix de la Légion d'honneur et le 15 septembre 1915, il se voit décerner la Médaille militaire. Il est en outre Officier du Mérite Agricole, Grand Cordon de l'Ordre de Léopold de Belgique, Officier de l'Ordre du Soleil Levant (Japon), Chevalier de l'Ordre du Christ (Portugal) et de l'Ordre de Saint Stanislas de Russie, Commandeur de l'Ordre Royal du Cambodge, de l'Ordre du Dragon de l'Annam et de l'Ordre de l'Etoile d'Anjouan. Au Maroc, il a reçu la médaille commémorative chérifienne, la médaille avec barrettes, l'Ordre du mérite militaire et le Grand Cordon du Ouissam Alaouite.
En 1931 à Paris, le Sultan Mohammed Ben Youssef a déclaré : « En venant admirer l'Exposition Coloniale, cette belle réussite de votre génie, il nous est particulièrement agréable de profiter de cette occasion pour apporter notre salut au grand Français qui a su conserver au Maroc ses traditions ancestrales, ses mœurs et ses coutumes, tout en y introduisant cet esprit d'organisation moderne sans lequel aucun pays ne saurait vivre désormais. Pouvons-nous oublier, en effet, qu'à votre arrivée au Maroc, l'empire chérifien menaçait ruine. Ses institutions, ses arts, son administration branlante, tout appelait un organisateur, un rénovateur de votre trempe pour le remettre dans la voie propre à le diriger vers ses destinées ». Louis Hubert Lyautey est promu maréchal de France le 19 février 1921. Le même jour, il est décoré de la plaque de l'Ordre du Saint-Esprit par Philippe d'Orléans, prétendant orléaniste au trône de France. Il est nommé l'année suivante au Conseil supérieur de la guerre.
Le 10 mai 1961, à l'occasion de la remise des cendres du Maréchal, le général de Gaulle affirmait aux Invalides : "Dans un monde où tout change, la flamme qui l'animait demeure, l'exemple qu'il a donné reste bon, la leçon qu'il a léguée reste féconde. Vingt-sept ans après sa mort... le voici qui nous apparaît comme un homme du présent, parce que ce qu'a fait ce grand romantique de la pensée et de l'action porte la marque d'une œuvre classique, c'est-à-dire valable dans tous les cas et à toutes les époques, parce que c'est une œuvre immense".
Aujourd'hui, le lycée Lyautey de Casablanca reste l'un des plus grands lycées français à l'étranger. Réalisé dans les années 1990, sur proposition de la direction de l'établissement, le portrait du maréchal Lyautey qui illustre le lycée a provoqué un débat parmi les élèves sur le regard qu'ils devaient porter sur l'œuvre et les responsabilités du maréchal Lyautey.
Jalons : Pour Lyautey, le Maroc de 1916 était déjà civilisé Lyautey envoya, le 29 février 1916, une missive au député Birot qui apercevait, depuis Lyon, le Maroc comme une "colonie française". Dans ses mots, restés à tout jamais dans les annales de l'amitié franco-marocaine, nous pourrions lire, dans un ton cinglant digne d'un Général qui n'avait pas sa langue dans sa poche: "Alors que nous sommes présents en Algérie depuis plus de quatre-vingts ans et en Tunisie depuis trente-cinq ans, nous ne sommes présents au Maroc que depuis huit ans et notre protectorat date de moins de quatre ans", avant de continuer avec la même fierté "Et puis, si l'Algérie est bien une « colonie », le Maroc est un « protectorat », et ce n'est pas là seulement question d'étiquette". Mais là où ses propos prennent le ton d'une riposte vigoureuse, c'est lorsqu'il ajouta: "Alors que nous nous sommes trouvés en Algérie en face d'une véritable poussière, d'un état de choses inorganique, où seul le pouvoir constitué était celui du dey turc effondré dès notre venue, au Maroc, au contraire, nous nous sommes trouvés en face d'un empire historique et indépendant, jaloux à l'extrême de son indépendance, rebelle à toute servitude, avec sa hiérarchie de fonctionnaires, sa représentation à l'étranger, ses organismes sociaux dont la plupart subsistent toujours ». Depuis, les députés français savent pertinemment que le Maroc sous Protectorat était un état protégé dans tous les sens du terme. Le peuple marocain, foncièrement nationaliste, était certes friand de retrouver sa liberté et son indépendance. Néanmoins, il était mis sur un piédestal par Louis Hubert Lyautey, qui, ne faut-il pas l'oublier, était tout de même un colonisateur intéressé. Faits marquants : Après Lyautey, le Protectorat prend un nouveau tournant Une fois n'est pas coutume. Dans une déclaration faite le 14 avril 1925 au conseil de politique coloniale, Lyautey, Maréchal depuis 4 ans, n'a pas lésiné sur les épithètes pour rappeler que si les pays de l'Afrique du Nord n'étaient en route vers le progrès et vers la civilisation que depuis le colonialisme français, le Maroc était déjà riche et fier de l'amour de son peuple pour ses Sultans alaouites, issus d'une dynastie forte et pluri-centenaire. Aussi, n'a-t-il pas manqué de préciser que les Marocains n'étaient pas des indigènes mais des citoyens libres et pleins de bonne volonté. Un brin rebelles, tout de même, car assoiffés d'Indépendance. La même année, Théodore Steeg, qui succéda à Lyautey en 1925, fut un homme politique classé à gauche et ancien ministre. Daniel Rivet, un historien spécialisé du Maghreb, disait de lui qu'il a fermement réinstitué la primauté des civils sur les militaires, accentué la colonisation officielle financée par l'Etat et ouvert les portes de la Fonction publique. En effet, du départ de Lyautey à l'Indépendance, les terres coloniales ont presque doublé. Après Lyautey, Lucien Saint est à l'origine du très décrié dahir berbère de 1930, qui met en application le principe "diviser pour régner" et entraîne des revendications nationalistes. En 1936, une faible lueur d'espoir se dessine avec la nomination de Pierre Viénot, ancien ministre de Lyautey, comme ministre de tutelle. Il confie cette fonction à deux de ses collègues du Maroc : Charles Noguès comme résident général et Aimery Blacque-Belair en tant que directeur du tourisme, avec la mission secrète de se rapprocher des nationalistes pour mieux les épier.