Comme le signale Abdelmajid Kaddouri professeur-chercheur doyen de la Faculté de lettres de Ben Msik dans ses études sur les rihlas, Ahmad Ibn Qassim al-Hajari dit Afoukay, surnom morisque, est né en 1570 probablement, dans un village près de Grenade nommé Hajar d'où le nom al-Hajari. Il s'agit de l'auteur d'un texte de témoignage exceptionnel sur l'expulsion des Morisque d'Espagne «Nacer eddine a'la lqawmi lkafirine». Il faisait partie de la minorité morisque. On ne connaît pas beaucoup de choses sur sa famille. Durant les vingt premières années de sa vie, il est resté dans les environs de Grenade. Il a connu l'arabe qu'on écrivait en ce temps-là en caractère latin. A l'époque, les chértiens étaient intéressés par l'arabe, langue de sciences et de commerce. Ils avaient besoin d'interprète pour lire les livres d'astronomie et de médecine. C'est ainsi qu'il a été sollicité par un certain nombre de religieux. A cause des persécutions, il a longtemps voulu quitter l'Espagne après surtout la révolte de Banou Oumayya. Il cherchait à fuir. Son souhait était de venir au Maroc. Vers la fin du siècle, en 1598, il était à Santa Maria où il est entré en contact avec un armateur portugais. Il s'est fait embaucher comme matelot chrétien en quête de travail sur un bateau marchand. C'est ainsi qu'il arrive à Mazagan. Pendant deux à trois nuits, il cherche à s'enfuir de la forteresse qui, en 1599 était assiégée. Un jour, après s'être déguisé, il a pris la fuite en direction d'Azemmour qui était aux mains des musulmans. On lui a demandé de prononcer la shahada. Toute une délégation l'emmène à Marrakech où il a été reçu par Ahmad al-Mansour. Ce dernier reconnaissant ses grandes qualités, l'engage comme interprète car il connaissait l'espagnol, le portugais, l'arabe, et comprenait le français. Dans la cour d'Ahmad al-Mansour, il prenait contact avec les émissaires hollandais et français. Après la mort d'al-Mansour il est resté interprète de Moulay Zydane. Toujours d'après les travaux de recherche de Abdelmajid Kaddouri, al-Hajari a appris dans l'entourage des émissaires français, l'existence d'un tribunal à Bordeaux pour juger les affaires des Morisques. On avait loué le service des armateurs français en 1609 lorsque Philipe III d'Espagne décide l'expulsion des Morisques mais ces derniers furent pillés par les capitaines de navire. En 1611, il y eut proposition du sultan Moulay Zydane de constituer une délégation pour aller défendre les intérêts des Morisques qui avaient été dépouillés de leurs biens par les armateurs français. Le texte «Rihlat chihab ila liqa' alahbab» est introuvable et «Nacer eddine» en est un résumé. Ce qui est intéressant dans ce texte c'est le débat sur les religions et le récit de voyage, visite de Bordeaux, Rouen, Paris, Hollande, l'université de Leyde où il y eut prise de contact avec les orientalistes arabisant venus d'Angleterre, de France et d'Espagne pour débattre des thèmes religieux ou autres comme la polygamie, l'homosexualité et autres. Le texte est conçu sous forme de dialogue, un va et vient auteur et récepteur. Al-Hajari très curieux et combatif avait étudié l'évangile et la Tora pour avoir des arguments devant les savants chrétiens et juifs. Chihab fut très épaté par son séjour en Hollande où il est reçu par le plus grand arabisant, un professeur qui enseignait la théologie à l'université de Leyde. Il l'a aidé à écrire le premier livre de grammaire arabe. «Hajari est un itinéraire individuel mais en même temps reflète l'évolution de la société espagnole et marocaine» nous dit Kaddouri. Le texte «Nacer eddine» connaît depuis son écriture en 1637 des vicissitudes. Il disparaît, une éclipse de plusieurs siècles et revient soudain durant les années 80 pour un intérêt accru. En dehors de al-Hajari on parle d'un autre morisque auteur d'un texte «Al-I'z wal manafi'». Il était marin, cachait son identité religieuse. Il avait vécu les grandes transformations de l'Atlantique et du Nouveau Monde, il a compris que pour que le monde islamique reprenne sa place sur l'échiquier international, il fallait s'intéresser à l'armement. Tout son livre s'articule autour de l'idée d'orientation militariste de pousser les musulmans à s'armer. Le livre a été traduit en arabe par Hajari. Le manuscrit se trouve conservé à la Bibliothèque nationale du royaume du Maroc (BNRM). S. A. La rencontre de Ahmed Ben Qassim al-Andalussi al-Hajari avec les plus grands orientalistes européens en Hollande est une histoire qui a passionné les chercheurs hollandais dont Gérard Wiegers détenteur de la chair des études religieuse au département des l'art, religion, culture et sciences de l'Université d'Amsterdam. Dans l'entretien suivant, il nous raconte les circonstances particulières de ses recherches sur cet Andalous réfugié au Maroc et qui fut le témoin exceptionnel de l'expulsion des Morisques d'Espagne. L'Opinion: Comment vous êtes-vous intéressé à Chihab Hajari ? On parle de plusieurs chercheurs hollandais qui se sont intéressés à ce personnage. Gérard Wiegers: Je suis le premier en Hollande à s'être intéressé à des recherches sur Hajari dans le cadre de mes recherches sur l'al-Andalus, les Mudéjares et les Morisques. J'ai publié un premier livre sur ce personnage en 1988 à Leyde. Je me suis intéressé particulièrement à Hajari lorsque j'ai découvert dans la bibliothèque de l'Université de Leyde, des lettres manuscrites de Ahmed Ibn Qassem que j'ai pu identifier comme étant al-Hajari. Ce sont des lettres adressées à des orientalistes de l'université de Leyde trouvées parmi d'autres lettres de musulmans (commerçants, savants, copistes) du Maghreb et de l'empire ottoman rassemblées dans le cadre de collections de manuscrits arabes. Les relations entre le Maroc et la Hollande datent déjà de l'époque de Ahmad al-Mansour. Mais c'est en 1610 qu'on a conclu un premier traité d'amitié du temps de Moulay Zydane entre le Maroc et la Hollande. D'autres chercheurs hollandais ont démontré de l'intérêt pour le même sujet à savoir P.S. van Koningsveld et Q al-Samarrai de l'Université de Leyde. Nous avons edité et traduit le livre polémique le plus important de Hajari, intitulé Nacer Eddine ala lqawmi lkafirine, datant de 1637. Ahmed Ibn Qassim avait rencontré des personnalités du monde de la religion et des sciences à partir de son passage à Paris, un séjour inscrit dans le cadre d'un voyage en France pour un cas de litige contre des capitaines de navire français et c'était pour recouvrer les biens des Morisques volés par ces capitaines. L'intercession de al-Hajari auprès des autorités françaises a été un succès. Il semble qu'il s'agisse d'une initiative personnelle pour aller en France pour défendre les Morisques dépouillés de leurs biens parce qu'on n'a pas trouvé de documents pour une ambassade officielle. La période des voyages de Hajari en Europe est connue avec précision c'est entre 1611 et 1613. Après la France il est venu en Hollande pour un séjour qui a duré plusieurs mois et où il a rencontré, entre autres, le 1er professeur d'arabe de l'université de Leyde nommé Thomas Erpenius. Les correspondances évoquent le dialogue et la polémique autour des religions, l'islam et les études de la langue arabe. Ahmed Hajari a copié des manuscrits pour les savants orientalistes, notamment des manuscrits sur la médecine, études de la langue et grammaire arabes, sans oublier les sciences exactes. C'était un copiste, interprète, traducteur et auteur de prose et de poésie. A Oxford il existe un manuscrit d'al-Hajari traitant de grammaire. L'Opinion: Combien y avait-il de lettres de Hajari trouvées ? Gérard Wiegers: Il y avait cinq à six lettres manuscrites ainsi qu'un important manuscrit médical du «Kitab al-Moustaïni». Al-Hajari était assez connu mais on connaissait de lui surtout son ouvrage «Nacer Eddine ala lqawmi lkafirine» que nous avons édité avec deux collègues hollandais, Prof. P.S. van Koningsveld et Prof. Q. al-Samarrai, avec traduction en anglais à Madrid, Consejo Superior de Investigaciones Científicas en 1997. Par contre son autre texte plus important «Rihlat Chihab ila liqa'i l'ahbab» n'a jamais été retrouvé. On a juste le sommaire et une seule citation dans une source…En plus, nous avons des traductions en arabe des oeuvres scientifiques et militaires, des traductions en de l'arabe en espagnole de matières religieuses, poésie en espagnol et traductions de lettres officiels de Zydane et ses fils. L'Opinion: Est-ce qu'il y a d'autres recherches récentes ? Gérard Wiegers: Oui il y a encore des chercheurs pour s'intéresser à cette période. Ainsi récemment une étudiante à Madrid, Isabel Boyano, découvre dans des archives à Grenade en relation avec son activité sur les fameux livres en plomb, trouvés à la Sacromonte à Grenade. Al-Hajari avait interprété ces documents pour les autorités chrétiennes. Par ailleurs nous préparons maintenant, avec mes collègues hollandais, une édition nouvelle de «Nacer Eddine ala lqawmi lkafirine» à la base des données nouvelles. L'Opinion: Quel a été l'itinéraire de Al-Hajari ? Gérard Wiegers: Il était originaire de Hornachos, il naquit aux environs de 1570. Il allait vivre ensuite à Grenade. En l'an 1599, il fuit à Marrakech où il est resté pendant longtemps secrétaire de Moulay Zydane et ses fils, puis il s'est installé à Salé avant d'aller en pèlerinage à la Mecque, et après en Egypte. A la fin il revient en Tunisie. Un important jalon de son itinéraire reste le rôle qu'il a joué pour protéger et défendre les Morisques, il s'est toujours intéressé à leur devenir… Ce qu'il faut retenir ce sont ses actions diplomatiques pour protéger les Morisques après leur expulsion, c'est-à-dire les conditions de leur installation dans le pays d'accueil, ainsi il a poursuivi les efforts pour les défendre et les protéger non seulement au Maroc mais aussi dans l'empire ottoman. Des lettres en témoignent retrouvées dans les archives ottomanes et de Hollande. Pour saisir la portée de l'intervention de Hajari il faut noter qu'il n'y avait pas de protection solide pour les Morisques dans l'empire ottoman où parfois on les considérait comme des chrétiens. L'expulsion c'était une phase dangereuse, il n'y avait pas de visibilité pour leur devenir dans les pays d'accueil sans compter que beaucoup de Morisques se faisaient dépouiller de leurs biens durant le voyage vers l'Afrique et l'Europe de l'Est vers Istanbul par les bateaux qui les transportaient à destination des pays d'accueil. L'Opinion: En dehors de ce rôle pour les Morisques, quelle a été la personnalité de Hajari ? Gérard Wiegers: C'était quelqu'un qui avait de l'intérêt pour les sciences exactes, il a traduit un traité d'astronomie en arabe et un traité sur l'art militaire. Pour le sultan Moulay Zydane il était secrétaire faisant fonction d'interprète et de traducteur. Pour son itinéraire on peut dire que c'était un diplomate, un savant et un polémiste. C'est un personnage amusant et sympathique aussi, il raconte beaucoup de choses sur la vie quotidienne, ses amours etc. Il faut vraiment prendre la peine de lire Nacer Eddine ala lqawmi lkafirine! L'Opinion: Quelle a été la réaction des Hollandais devant l'expulsion des Morisques ? Gérard Wiegers: Pour les Hollandais la majorité étaient protestants et donc ils avaient vu dans l'expulsion une expression de l'intolérance catholique. Les Morisques étaient pour eux des alliés dans leur lutte contre l`Espagne. Pour les Catholiques hollandais car il y en avait, c'était autre chose. L'Opinion: Pensez-vous qu'on a fait le tour de la question sur l'expulsion des Morisques d'Espagne? Gérard Wiegers: J'en doute. Pour l'expulsion des Morisques de grandes questions restent posées par exemple comment ils ont trouvé leur destination, quelles étaient les itinéraires des années avant l'expulsion, quels faits ont influencé le cours des événements et pour quelles vraies raisons il y a eu cet acte brutal. Il s'agit d'une grande tragédie encore aujourd'hui pour la mémoire de l'Europe et un événement très singulier de son histoire car il s'agit de plus de 300 mille personnes chassées de chez eux. L'Opinion: N'empêche que des Morisques sont restés en Europe pour aller s'installer en dehors de l'Espagne catholique Gérard Wiegers: Il s'agit essentiellement de ceux qui sont devenus chrétiens en Espagne et en France. C'est vrai qu'il y a eu en Hollande à un certain moment de l'époque de l'expulsion une mosquée ici à Amsterdam, comme j'ai montré dans mes études historiques, mais ensuite ça s'est perdu et on ignore ce que sont devenus ces Morisques.