Imaginer et anticiper l'avenir est un élément central de la planification militaire. Dans ce domaine, les outils de réflexion sont en constante évolution. Nous sommes en 2030. Une organisation terroriste se faisant appeler "Etat islamique dans le Grand Sahara" a étendu son emprise sur un vaste territoire de la bande sahélo-saharienne, déstabilisant plusieurs Etats de la région. Le Calife de l'organisation jihadiste, qui caresse le rêve d'unir tous les musulmans africains sous une même bannière, veut désormais cibler les pays du Maghreb. Dans cette optique, il a réussi à s'associer à une autre milice armée trop bien connue du Maroc, le Polisario. Ensemble, ils menacent la stabilité du Royaume. Dans ces circonstances, comment doivent réagir nos forces armées ? La réponse à ce genre de situations ne s'improvise pas, mais doit être réfléchie, planifiée et préparée des années à l'avance. C'est ce qu'on appelle la prospective, une discipline à part entière dans le domaine militaire. Depuis plusieurs décennies, la prospective bénéficie d'une place centrale et de moyens conséquents dans les grandes armées du monde. Au Maroc, cette discipline a été récemment mise en avant dans un Ordre du jour envoyé par SM le Roi aux FAR, à l'occasion de leur 67ème anniversaire. "La capacité de se projeter dans l'avenir ainsi que la nécessité de s'adapter aux développements imprévus et d'accomplir des tâches multiples et variées, en toute circonstance et en tout temps, exigent, en exécution des ordres de Notre Majesté, un travail continu pour développer le système de planification et de commandement avec l'activation d'un large réseau de moyens de communication et d'information afin de réaliser les principales missions, avec discipline et professionnalisme", peut-on lire dans la lettre royale. Eclairer les décideurs Cette mission a été confiée à une nouvelle entité créée au sein Collège Royal de l'Enseignement Militaire Supérieur (CREMS) : le Centre Royal des Etudes et Recherches de Défense. La structure aura pour objectif de fournir aux décideurs militaires et civils des réflexions et des analyses poussées et originales, afin de leur permettre de mieux anticiper les risques à venir. Une tâche d'autant plus primordiale qu'elle intervient dans un contexte géopolitique international de plus en plus complexe et illisible. "Dans le monde nouveau qui est en train de se faire jour, ce type d'analyse géostratégique est crucial", nous explique l'analyste géopolitique Ana Pouvreau. Les analyses géostratégiques et les études des scénarios prospectives ont pour but "d'éclairer les décideurs politiques afin que ces derniers soient en mesure de prendre les meilleures décisions possibles pour défendre l'intérêt national, tout en tenant compte de la complexité des interactions, tant avec les pays alliés qu'avec les pays adversaires", détaille Ana Pouvreau. Pour construire ces analyses, il est impératif de s'ouvrir aux universitaires, spécialistes et autres connaisseurs. D'où la volonté de faire du nouveau Centre Royal des Etudes et Recherches de Défense un "espace des compétences analytiques, civiles et militaires", comme le note la lettre royale. Cependant, les analyses géostratégiques classiques ne suffisent pas à faire face au peu probable, au risque le plus marginal, celui auquel personne n'a pensé. Cygne noir Selon la célèbre théorie du cygne noir, développée par le statisticien Nassim Taleb, ce sont ces événements imprévisibles qui ont les conséquences les plus dramatiques. Pandémie de Covid-19, guerre en Ukraine, catastrophes climatiques, ces scénarios ne feront que se multiplier ces prochaines années. Et le monde militaire, de par sa rigidité et son uniformité, laisse place à des biais cognitifs, des impensés et des angles morts où peuvent se cacher les risques les plus imminents et les plus dangereux. Comment éviter de tomber dans ces écueils ? Plusieurs nouveaux outils de prospective ont été développés par l'armée américaine, et adoptés par ses alliés, dans le but d'imaginer au-delà de l'imaginaire. Un des outils les plus connus est le Wargaming, qui a récemment été introduit chez les FAR grâce au logiciel JTLS-GO (voir édition du 5 Mars 2023). Le Wargaming permet d'établir des simulations interactives afin de s'entraîner à la prise de décision stratégique et tactique durant des opérations militaires et civiles, avec la coordination des forces aériennes, navales et terrestres. Un des corollaires du Wargaming est le Redteaming, une technique qui consiste à se mettre à la place de l'ennemi pour tester la résistance du pays face à diverses menaces. Il s'agit en clair de jouer le rôle de l'«avocat du diable», résume Amélie Férey, chercheuse à l'Institut Français des Relations Internationales (IRFI). Associant des profils venant d'horizons différents, cette technique fait appel à l'imagination humaine pour prévoir le modus operandi de l'ennemi et évaluer sa capacité de nuisance. L'objectif est de tirer le maximum de profit possible de la fiction pour prévoir le réel.
Redteaming Inventeurs et leaders du Redteaming, les Américains ont institutionnalisé cette pratique en mettant en place des Redcells, qui sont des unités conçues au sein de l'Armée américaine afin de tester son efficacité et de mettre à jour ses faiblesses et lacunes, non seulement en ce qui concerne ses modes de pensées, mais également ses capacités, la structure de ses forces, sa doctrine et ses règles d'engagement. La méthode a ensuite été appliquée dans d'autres pays. Comme nous l'explique l'analyste géopolitique Ana Pouvreau, la France a lancé en 2019 un programme - la Red Team Défense - rassemblant l'Agence de l'Innovation de Défense (AID) et plusieurs entités du ministère des Armées, afin de faire travailler des écrivains, des dessinateurs de science-fiction, ainsi que des experts scientifiques et militaires sur les menaces futures et les conflits qui pourraient surgir dans quatre ou cinq décennies. Ces réflexions ont donné lieu à des scénarios comme la guerre écosystémique, dans laquelle des manipulations biologiques ont abouti à des effets incontrôlables et à la création de zones vertes mortifères, ou la nuit carbonique, où une catastrophe écologique a changé le monde, et économiser l'énergie est devenu un enjeu autant qu'un impératif, jusque dans la guerre elle-même. Avènement de l'IA Avec l'avènement des nouvelles technologies, la prospective militaire va être révolutionnée dans les années à venir. "On peut voir l'avenir de la prospective dans l'Intelligence Artificielle parce que l'IA permet de mieux corréler les données et de créer des environnements plus immersifs. C'est d'autant plus avantageux que ça offre l'opportunité de se projeter dans des scénarios difficilement imaginables grâce à la force de calcul des ordinateurs", pense Amélie Férey, chercheuse à l'Institut Français des Relations Internationales (IRFI). Afin d'incorporer ces nouvelles techniques de prospective et s'en approprier l'usage au sein de l'Etat-Major, il est capital de revoir la formation même des officiers supérieurs, en les familiarisant avec les nouvelles technologies et les outils de pensée innovants. Si les FAR ont déjà fait un premier pas vers cet horizon avec la création du Centre Royal des Etudes et Recherches de Défense, la réflexion doit être poussée en envisageant une ouverture des cercles de la planification militaire au monde civil.
A. MACHLOUKH et S. CHAHID
Trois questions à "L'avenir de la prospective se joue dans l'IA" Comment la prospective a-t-elle évolué récemment ?
Il y a eu l'utilisation de nouveaux formats de prospective qui se sont appuyés sur les techniques acquises grâces au progrès des sciences cognitives, et notamment la psychologie cognitive. On peut voir cela dans les initiatives de Red Team Defense et le recours aux wargames et aux braingames qui visent à scénariser une situation de crise à l'aide des experts et des diplomates en postes qui jouent les parties prenantes. Ceci permet une meilleure appropriation d'un contexte international complexe.
Peut-on dire que le Redteaming est l'avenir de la prospective ?
La prospective peut se faire de différentes manières, en identifiant des tendances grâce à des méthodes quantitatives, en réfléchissant à nos biais, avec l'aide de logiciels.
Concernant le rôle des scénarios, et plus largement celui de la fiction dans les études prospectives, l'objectif n'est pas de prévoir le futur, mais d'envisager des options possibles en constituant le maximum de "stocks de futurs" probables afin d'avoir la capacité d'y répondre efficacement le cas échéant. Il faut qu'il y ait une approche multidimensionnelle. Raison pour laquelle il est incorrect de résumer la prospective au Redteaming.
Enfin, l'avenir de la prospective se joue également dans l'Intelligence Artificielle parce que l'IA permet de mieux corréler les données, en élargissant les échantillons, et de créer pour les scénarios des environnements plus immersifs favorisant l'appropriation d'une situation et donc la perception subjective des enjeux.
Est-ce coûteux de développer des programmes au sein des armées ?
Cela dépend de la façon dont on pratique la prospective. Je prends l'exemple de la Redteam Defense, lancée en 2018 par l'Agence Innovation Défense, et qui vise à associer des auteurs de sciences fiction, des scénaristes, des producteurs de bande dessinée et des chercheurs de sciences sociales.
Cette initiative a très bien fonctionné vu qu'elle a montré l'importance de penser différemment en termes de prospective et de mieux comprendre les nouvelles menaces, y compris la guerre cognitive, mais elle a un coût.
Propos recueillis par A. M. Trois questions à Ana Pouvreau "Les armées sont confrontées de nos jours à des possibilités impensables il y a dix ans" Quelles sont les limites de la prospective ?
Il arrive que l'analyse géopolitique soit détournée de son objectif premier (la défense de l'intérêt national) et soit utilisée par des décideurs politiques pour valider un narratif servant leurs intérêts particuliers plutôt que l'intérêt de leur pays. Parfois, l'analyse géostratégique objective et neutre est tout simplement volontairement ignorée par les dirigeants. C'est de cette manière que les efforts des analystes prospectivistes peuvent être carrément anéantis.
Force est de constater que l'analyse prospective géostratégique - aussi excellente soit-elle et avec les moyens les plus modernes à sa disposition - se retrouve parfois impuissante face à la volonté et à la détermination du pouvoir politique.
En quoi l'exploration de scénarios improbables est-elle importante dans le domaine de la prospective militaire ?
En ce qui concerne les scénarios improbables, en 2019, la France a lancé un programme - la Red Team - afin de faire travailler des écrivains, des dessinateurs de science-fiction, ainsi que des experts scientifiques et militaires sur les menaces futures et les conflits qui pourraient surgir dans quatre ou cinq décennies.
Cela se comprend lorsque le pays est confronté à l'accélération inouïe des innovations technologiques en matière d'armement au fil des dernières années, telles que les missiles invincibles, hypersoniques, invisibles ou inarrêtables. L'exploration de divers scénarios complexes peut aussi conduire, in fine, à ajuster la conception de certains équipements de défense.
Comment les avancées technologiques, comme l'IA, influencent-elles la prospective militaire ?
Face à l'accélération technologique au niveau mondial, les armées terre, air, mer des grandes puissances tentent par tous les moyens de conserver ou d'atteindre une supériorité opérationnelle sur tous les champs de bataille.
L'incertitude règne par exemple en ce qui concerne le cyber, mais aussi l'espace exo-atmosphérique. Le développement d'une capacité spatiale de défense et la nécessité de protéger des satellites constituent un défi pour la stratégie. Avec le développement vertigineux de l'Intelligence Artificielle, les armées sont confrontées de nos jours à des possibilités qui étaient encore impensables il y a dix ans.