Après avoir vu son court métrage « Qu'importe si les bêtes meurent » rafler le Grand Prix du jury au festival du film de Sundance en 2020, et le César du meilleur court métrage de fiction en 2021, la réalisatrice marocaine Sofia Alaoui revient à Sundance avec son premier long métrage : « Animalia ». Une fable cosmique entre la poésie abyssale et le fantastique indéfinissable profondément ancrée dans la réalité d'une société normée et patriarcale. C'est le vendredi 20 janvier que le monde a découvert le premier long métrage tant attendu de la réalisatrice franco-marocaine Sofia Alaoui. « Animalia » confirme la vision d'une réalisatrice au supplément qui sait questionner l'espace et le temps tout en titillant les consciences. Sofia Alaoui revient au festival où tout a commencé en 2020 où son court métrage remporte le Grand Prix afin de prouver au monde du cinéma qu'une cinéaste de talent est née. « J'ai toujours eu cette envie de raconter des histoires à travers l'image, des acteurs. Mais je pense que c'est difficile de savoir qui on est en tant que réalisateur. C'est une quête d'identité qui peut prendre du temps. En tout cas, pour ma part, j'ai commencé à faire des petits courts-métrages dès mon adolescence et le dernier en date est « Qu'importe si les bêtes meurent » que j'ai fait à 28 ans », confie la réalisatrice qui a passé des années à s'essayer, à tenter, à se confronter à l'expérience du tournage. « Le travail de réalisateur est pour moi un travail d'artisan. On travaille l'image, et c'est à force de faire qu'on apprend ». Un cinéma instinctif
Le cinéma de la cinéaste marocaine est celui de l'instinct et du questionnement. Dans Animalia, une jeune femme Itto attend d'accueillir son premier enfant chez sa belle-famille. Fille d'une famille modeste amazighe, elle épouse Amine, un bourgeois qui l'aime mais qui ne semble pas l'accepter comme elle est. Dans cette immense maison familiale isolée, un danger semble guetter. Un évènement surnaturel va tout chambouler. Pour son premier long métrage, la réalisatrice ose le film à la lisière entre plusieurs genres dans la même lignée que son court métrage. Entre réel et fiction, rêve et cauchemar, horreur et extase, l'œuvre de Sofia Alaoui questionne sur l'âme et l'être humain, ses états limites et jusqu'où il est prêt à aller à accepter. Elle aime mettre en scène le transgressif de l'ordre social et l'ordre établi entre codes et rituels, préjugés et traditions, religion et foi avec des images si grandes et si fortes qu'elles en deviennent troublantes. Elle sait questionner plus que donner des réponses, et laisse ses personnages déambuler telles des âmes en peine à la recherche de vérités et de leur propre liberté. La mise en scène brillante nous rapproche à chaque fois de l'imminence de la catastrophe tout en nous laissant dans un réel qui frôle le surnaturel. Le tout au service d'un montage gracieux et fluide, laisse le spectateur happé par l'aventure d'une Itto campée par une Oumaïma Barid naturelle et juste, à la fois perdue mais qui semble se retrouver avec elle-même au fur et à mesure des séquences. Qui est-elle ? Avec qui était-elle mariée ? Est-ce de l'amour ou de la possession ? Est-ce un piège ou une porte de sortie ? Comment être soi-même dans un monde normé par la religion, par les traditions, les réseaux ? Un film sur la quête de l'intime, la quête de soi tout en posant les questions existentielles. La réalisatrice a su brillement confronter le huis clos de la famille à la grandeur de la société, elle nous emmène sans nous perdre dans des plans serrés sans forcer l'émotion pour souligner l'oppression, tout en nous laissant profiter de plans très larges qui renvoient à l'immensité de la nature, de la planète, d'un monde parallèle. « Ce film c'est le parcours aussi d'une jeune femme qui va enlever les masques au fur et à mesure qu'elle avait pour finalement se dévoiler telle qu'elle est réellement. C'est un film qui va peu à peu vers le dépouillement, notamment à l'image. Les premières et dernières images du film incarnent l'évolution de ce qui se perd et ce qui se gagne à travers cette crise qu'affrontent mes personnages », conclut la réalisatrice qui signe un film à la fois profond et important qui remet les choses à leur place. Dans une société où l'on se pense maîtres du monde, la Nature rappelle qu'on ne peut pas tout acheter. Une leçon d'humanité et d'humilité puisque dans les films de Sofia Alaoui, nous se sommes peut-être pas les seuls sur cette planète. Le ciel, les oiseaux et les animaux sont là pour le rappeler sans sombrer dans l'hystérie extraterrestre. « Animalia », une œuvre aussi viscéralement délicate que librement sincère qui fait du bien au cinéma marocain puisqu'elle touche le sublime...
3 questions à Sofia Alaoui
« Je pourrai me lester d'un acteur talentueux si humainement il ne m'intéresse pas »
La réalisatrice marocaine Sofia Alaoui, qui revient à Sundance avec son premier long métrage : « Animalia », répond à nos questions.
- D'où vient cette bestialité dans la démarche, ou de raconter à travers l'animal et l'animalité ?
Disons que peut-être que les deux titres cherchent à insulter un élan vers un ailleurs. « Animalia » ça vient de Anima en latin qui veut dire âme, en grec ancien psyché (souffle), en hébreu Nèphèsh (respirer). L'âme, le souffle, c'est la vie d'une créature ou ce qui donne vie à un être humain, un animal (ou un végétal). Donc c'est plus cela l'idée.
- Il y a un côté brut assumé tout en osant la sophistication de la mise en scène. Est-ce que le fait de diriger des acteurs non professionnels est primordial pour vous ?
J'aime la fabrication, me heurter au réel. C'est ce que j'avais aimé en documentaire et que je tente d'amener dans le processus de fabrication. Pourtant, je suis une cinéaste qui aime l'image pas tant les belles choses, mais donner du sens aux choses, au cadre, aux décors, que chaque plan ne soit pas juste improvisé mais qu'il y ait un sens caché à celui qui aimerait comprendre. Pour moi c'est important, car c'est un peu l'essence du cinéma que de donner du sens via l'image. Donc, marier cette démarche documentaire de fabrication à un récit et à une esthétique particulière est justement le mariage que je souhaitais faire dans mes films. Concernant les acteurs, je n'ai pas choisi arbitrairement comme un dogme de fabrication : je ne tournerai qu'avec des acteurs pro ou non pro. Pour moi, il s'agit de rencontre. Si Mehdi Dehbi n'avait pas été humainement intéressant pour moi, je ne l'aurais pas pris. C'est le fait que ce sont les personnalités des gens qui vont incarner mes acteurs qui compte et puis évidemment le talent, mais ça pour moi, ça vient après. Je pourrai me lester d'un acteur talentueux si humainement il ne m'intéresse pas.
- D'où vient cette obsession pour la fin du monde, ou la fin d'un monde ?
Oui, je dirai plutôt la fin d'un monde. Je ne sais pas trop. Je pense que j'ai eu conscience très tôt de la mort et de la rapidité à laquelle filent nos vies. Malgré cela, on réalise qu'on vit de manière mécanique, en respectant sans remettre en question les schémas établis par nos pères. Au Maroc surtout, la remise en question de la pensée globale me paraissait toujours difficile. Donc oui, j'ai voulu confronter le Maroc et le monde plus largement à une fin du monde qui offrirait une sorte de nouveau départ. Car d'ailleurs le mot apocalypse veut dire le dévoilement, la révélation, ce n'est pas un fin en soi noire ou terrible.
Une cinéaste née
Franco-Marocaine, Sofia Alaoui a grandi en parcourant les routes d'Asie. Après des études et un début de carrière à Paris en tant que lectrice et consultante en scénario, elle a réalisé quelques courts métrages de fiction, "Kenza des Choux" qui a circulé dans une quinzaine de festivals, un court-métrage documentaire "Les enfants de Naplouse" (France 3, TV5), puis récemment un second court-métrage documentaire "Les vagues ou rien", produit Ali NProduction (Nabil Ayouch) qui a été diffusé en mars 2019 sur la chaîne 2M et qui a rassemblé 2,3 millions de téléspectateurs. Aujourd'hui, elle est retournée s'installer au Maroc où elle développe actuellement son univers cinématographique ayant à cœur de participer au renouveau du cinéma maghrébin. Son dernier court métrage « Qu'importe si les bêtes meurent » a remporté le Grand Prix du Jury du Festival Sundance 2020. Elle a à son actif un court métrage fantastique pour la 20th Century Fox et vient de présenter son premier long métrage dans un des plus grands festivals du monde.
Le casting : Oumaïma Barid, Mehdi Dehbi, Fouad Oughaou
Itto c'est Oumaïma Barid, une jeune actrice que Sofia Alaoui a découverte et à qui elle offre son premier grand rôle. Un jeu toujours juste et délicat. La caméra l'aime et la jeune actrice le sait, mais elle n'en fait pas usage. Elle sait la magie d'opérer. « Quand je l'ai rencontrée, c'était inévitable parce que, comme [son personnage] dans la première image du film, elle [semblait] fragile. Mais quand j'ai entendu son histoire, j'ai compris qu'elle était très forte et je suis très fière d'elle, car je voulais avoir un personnage principal qui m'aide à jouer avec les stéréotypes. Nous avons tous des stéréotypes. Vous rencontrez quelqu'un et vous le jugez, même si vous êtes quelqu'un de gentil, et je pense qu'Itto et tous les personnages du film peuvent être jugés, mais nous ne les connaissons pas avant la fin du film », confie la réalisatrice qui a choisi un acteur confirmé pour camper le mari d'Itto : Mehdi Dehbi. Acteur et metteur en scène de théâtre belge d'origine tunisienne, il a fait le buzz en Messie d'un autre monde dans la série à succès Messiah de Netflix et récemment dans « La conspiration du Caire » de Tarek Salah. Quand à Fouad Oughaou, acteur fétiche de la réalisatrice, puisqu'il a joué dans son dernier court métrage, on lui découvre une autre facette de jeu dans ce long métrage. « Fouad est un homme extraordinaire, et j'ai fait une belle rencontre il y a quatre ans lorsque j'ai réalisé le court-métrage. Quand on vit une expérience aussi extraordinaire, on a envie de travailler avec les mêmes personnes. Il m'a beaucoup inspiré pour ce long métrage ».