Très peu initié dans la régulation numérique, le Maroc est en quête d'un modèle de régulation des plateformes digitales dont l'empreinte est de plus en plus visible dans notre quotidien. Abus de position dominante, concurrence déloyale, poids énorme des GAFAMS, les défis sont nombreux. Détails. C'est une démarche ambitieuse que le Maroc a l'intention de lancer. Réguler l'activité de l'économie digitale et notamment celle des géants du numérique, autrement appelés «GAFA», qui, bien que présents et réalisent des bénéfices sur le territoire national, échappent à tout contrôle de l'Etat. Cette situation est tellement intrigante que ces derniers, par leur force et leur supériorité technologique, exercent une emprise sur le marché au point qu'ils se trouvent souvent dans des situations de position dominante et de concurrence déloyale. Dans un monde où le numérique domine de plus en plus la vie et l'activité humaines, le contrôle des espaces numériques est devenu une obligation pour les Etats, appelés à mieux s'organiser pour réguler l'espace digital. Les géants du numérique tels que Google, Apple Microsoft, Facebook, Twitter, etc., et les applications de tous genres ont dominé notre quotidien en imposant une sorte d'imperium sur différents marchés et en s'accaparant un quasi- monopole des services. Aussi, les géants de la tech posent-ils un problème de concurrence même pour l'Union Européenne qui trouve du mal à leur faire face, bien que les institutions européennes aient durci le ton récemment en infligeant quelques sanctions, à fort écho médiatique, à des géants comme Google qui a été condamné à verser 18 milliards de dollars pour abus de position dominante. Au Royaume, bien qu'on n'ait pas la taille des pays qui ont une force de frappe aussi puissante, on s'initie peu à peu à ce nouveau domaine en s'ouvrant sur les expériences internationales. Un domaine très cher au Conseil de la Concurrence qui a organisé à Marrakech, sous Haut patronage royal, la conférence internationale sous le thème « Transformation digitale entre Régulation et Compétitivité ». Une première en Afrique, s'est réjoui Xavier Reille, directeur du Bureau Maghreb d'International Finance Corporation de la Banque Mondiale. Pour lui, il est important que les régulateurs échangent les informations et partagent leurs expériences vu l'ampleur mondiale de l'activité des GAFA. «Jusqu'à quand peut-on laisser les algorithmes gérer nos vies ?», s'est demandé Ahmed Rahhou qui a pris la parole au début du panel inaugural. Pourquoi c'est si important ? Selon le président de l'instance régulatrice, la transformation numérique est de nature à chambouler les modes de production et «l'accès des citoyens aux services de base et leur inclusion économique et nancière». Pour Ahmed Rahhou, il s'agit d'un dé auquel il faut s'attaquer, d'autant que la révolution numérique change la nature et les comportements des acteurs économiques dans les marchés. «Le modèle économique des plateformes numériques constitue un dé pour les régulateurs et les autorités de la concurrence», a-t-il expliqué, ajoutant que la transformation digitale exerce un impact profond sur le fonctionnement des marchés, aussi bien au niveau de l'offre que de la demande. Moteurs de recherche, les plateformes des annonces, applications de livraison et de transport, réseaux sociaux, plateformes streaming, etc. Toutes ont des millions d'utilisateurs au Maroc où elles réalisent des profits et des chiffres d'affaires énormes, quitte parfois à poser de sérieux problèmes de concurrence, sachant que les GAFA peuvent porter préjudice aux opérateurs traditionnels. Prenons un exemple illustratif tout simple : les GAFA sont soupçonnés de tirer profit du trafic Internet, autrement appelé «bande passante», ce qui porte préjudice aux fournisseurs Internet. Ceci sans parler de la rafle du marché publicitaire et la gestion des données des utilisateurs. C'est dire à quel point l'activité des géants digitaux impacte tous les secteurs de l'économie. Pour prendre conscience de l'ampleur de l'emprise des GAFA, il suffit de voir les démêlés de l'Union Européenne avec Google concernant les affaires d'abus de position dominante. Le fameux moteur de recherche, rappelons-le, en est à son quatrième contentieux avec la Commission Européenne qui étudie actuellement la possibilité d'une quatrième sanction suite aux soupçons de pratiques anti-concurrentielles dans le marché publicitaire. Des pratiques qui touchent également la presse et les médias. Pour les autorités marocaines de régulation, l'enjeu d'abord est d'appréhender le marché numérique, disséquer les subtilités de son fonctionnement dans la perspective d'une meilleure régulation dans les années à venir. Commencer par travailler davantage avec les opérateurs concernés, tels que les autorités de l'information et des nouvelles technologies de l'information, est une bonne base pour démarrer, explique Ioannis Lianos, Président de la Commission de la Concurrence de la Grèce, qui a partagé l'expérience de son pays et de l'UE lors de la conférence. Droit de la concurrence : en quête d'inspiration ! Il va sans dire qu'une bonne régulation suppose une bonne législation et c'est là où réside le grand dé du Maroc. Quoiqu'il n'y ait pas de régulation effective et une loi spécifique, le Maroc a fait un premier pas concernant l'accord de l'OCDE instaurant un impôt minimal sur les multinationales, dont les GAFA. Cet accord qui devrait entrer en vigueur en 2023 instaure une imposition minimale sur ces opérateurs dans le pays où ils opèrent. Mais, réguler ne se limite pas à focaliser l'activité des GAFA, cela nécessite un large éventail de règlements et de lois qui encadrent leur comportement par rapport à la concurrence dans les différents marchés. D'où la nécessité d'une législation harmonieuse qui viendrait renforcer le cadre légal actuel. «L'Europe se présente comme un modèle», nous explique M. Lianos. Selon notre interlocuteur, «chaque pays a le droit, s'il le veut, de prendre son propre chemin si le modèle européen ne l'intéresse pas». «Or, a-t-il ajouté, est-il utile de s'inspirer des bonnes pratiques à l'international pour des pays en début de parcours». L'expert souligne l'importance de la coopération régionale dans ce sens. «Lorsque je parle de coopération internationale, je fais bien sûr allusion dans le cas du Maroc à la Ligue Arabe ou à l'Union Africaine, dont les régulateurs peuvent parler et concevoir des règles communes ou, tout au moins, harmonisées vu leurs contextes qui se ressemblent», a préconisé M. Lianos. Anass MACHLOUKH L'info...Graphie Crypto-monnaies / Open Banking La régulation appelée à suivre la «finance digitale»
La régulation du champ numérique a pris une importance telle qu'elle touche des secteurs névralgiques de l'économie, dont le secteur bancaire marocain qui est en cours de numérisation avec l'introduction des crypto-monnaies et de l'Open Banking. Le gouverneur de Bank Al-Maghrib (BAM), Abdellatif Jouahri, qui a pris part à la conférence, a rappelé que la Banque centrale «a engagé dans le cadre d'une commission nationale, regroupant l'ensemble des parties prenantes, le chantier de préparation de l'encadrement juridique des crypto-actifs et lancé la réflexion sur l'émission potentielle d'une Monnaie Digitale de Banque Centrale». «Ces chantiers sont de nature à favoriser l'innovation et la concurrence au sein du marché», a-t-il poursuivi. Compte tenu de l'importance de ce chantier pour rendre le secteur bancaire plus innovant et plus compétitif, la régulation d'un champ, qui sera plus que jamais digitalisé, est vitale. «En tant que régulateurs, nous devons accompagner ces innovations tout en veillant à ce qu'elles soient développées de manière responsable afin de protéger la société et de faire respecter les droits des citoyens», a plaidé le parton de BAM.
Droits voisins La presse face aux assauts des GAFA
"C'est un sujet qui nous préoccupe beaucoup puisque nous estimons que la liberté de la presse et la concurrence dans ce secteur doivent être sauvegardées (...) La situation actuelle est d'autant plus préoccupante que c'est la publicité qui finance le journalisme libre puisque l'information est souvent gratuite", a répondu Ahmed Rahhou à une question posée dans une interview précédente. Le président du régulateur nous a annoncé que le Conseil se penche sur la question du droit voisin qui protège les médias et la presse contre l'exploitation abusive de leur contenu par les GAFAM à des ns publicitaires. En détail, il s'agit de faire payer les géants d'Internet un droit de publicité lorsqu'ils reprennent une information produite par un média et qu'ils en tirent des bénéfices publicitaires. Au Maroc, la loi n'encadre pas ce genre de pratiques, ce qui est problématique dans la mesure où la presse est en difficulté actuellement et pâtit des effets de la crise du Covid-19 et du recul de sources de revenu. En s'ouvrant sur le droit voisin, le Maroc est censé régir la relation complexe entre les moteurs de recherche, notamment Google, et les organes de presse. La conférence de Marrakech a été l'occasion de faire le point sur les expériences, particulièrement celle de l'Union Européenne dont le président de l'autorité régulatrice de la France, Benoît Coeuré, a exposé les détails. L'UE a émis une série de directives dont celle n° 2019/790 qui a créé le droit voisin au bénéfice des éditeurs de publication de presse. Il s'agit d'une réglementation protectrice pour la presse qui donne aux Etats le droit d'autoriser ou d'interdire la reproduction du contenu médiatique par les plateformes numériques et les moteurs de recherche. Il s'agit là d'une réponse à un problème lié aux recettes publicitaires qui peuvent être raflées déloyalement par les moteurs de recherche sur la base d'un contenu médiatique. Force est de rappeler que près de 75% des bénéfices issus de contenus médiatiques sont raflés par les GAFAMS, et échappent ainsi aux créateurs locaux.
Trois questions à Ioannis Lianos « Un droit international numérique est souhaitable, mais prendra beaucoup de temps »
Très sollicité au Maroc où il intervient souvent sur les questions liées à la concurrence, Ioannis Lianos a répondu à nos questions sur les défis qui pourraient être rencontrés par un pays comme le nôtre pour réguler l'économie numérique. - Est-ce que des pays comme le Maroc ont les moyens de négocier et faire pression sur les géants du numérique ? - C'est une question tout à fait légitime d'autant que beaucoup de pays se la posent lorsqu'ils constatent qu'ils font face à des géants avec des chiffres d'affaires énormes estimés à des centaines de milliards de dollars. La meilleure façon de réguler leur activité, à mon avis, est de développer des partenariats à l'échelon internationale ou régionale. Je donnerai l'exemple de l'Union Européenne qui peut s'avérer utile pour des pays qui veulent se lancer dans ce chantier, comme le Maroc. La régulation est d'autant plus bénéfique qu'elle permettra de protéger davantage les consommateurs marocains qui sont de plus en plus nombreux à utiliser le digital. - Quel rôle peut jouer le Conseil de la Concurrence en tant que régulateur ? - Comme vous le savez, le Conseil marocain peut faire beaucoup de choses. Il lui serait facile d'établir des coopérations avec les autorités de communication et des technologies de l'information pour mieux appréhender le fonctionnement du secteur et mieux concevoir le droit de concurrence en matière du numérique. Le marché du digital évolue et avance tellement vite que les règles doivent suivre en permanence. Le droit européen a accumulé une législation telle qu'elle regroupe des règles très méticuleuses sur les cas bien spécifiques de pratiques anticoncurrentielles. Pour y arriver, il faut prendre le temps nécessaire et découvrir la jurisprudence internationale. - Est-ce qu'on se dirige vers un droit international numérique ? - Je pense que c'est très compliqué pour l'instant puisqu'il faudra des années de pratique pour pouvoir aboutir à des normes internationales. Je rappelle que la régulation de l'espace digital est récente. J'estime qu'il peut y avoir un rapprochement des normes dans les prochaines années, mais comme vous le savez, il y aura toujours des différences entre les pays. Recueillis par A. MACHLOUKH