Toute littérature se définit par ses classiques. Le mot « classique » est ici pris dans le sens de « meilleur ». Classiques sont donc toutes les oeuvres qui enrichissent le patrimoine littéraire du pays, jugées par les spécialistes comme étant des livres essentiels. Pour qu'une littérature prospère, il faut que ses classiques, de tous temps, soient diffusés et lus. L'histoire littéraire est justement cette branche qui répertorie les classiques par époques en indiquant leur apport à la littérature locale et/ou universelle. Ainsi, en France par exemple, les classiques bénéficient d'une diffusion large et diversifiée. L'un des premiers est François Rabelais. Il est cité dans les livres scolaires (c'est l'une des acceptions du mot « classique » : ce qui mérite d'être enseigné en classe) et est présenté sous différentes formes : texte intégral, forme réduite ou textes choisis. Il en est de même pour tous ceux qu'on reconnait comme étant classiques : Molière, Balzac, Zola, Hugo, Camus etc. Cette aura dont disposent les oeuvres classiques oblige les citoyens à les connaître. Il est vrai qu'on ne les connaît parfois que par ouï-dire mais c'est une étape essentielle qui conduirait éventuellement à la vraie lecture. Au Maroc, du moins pour la littérature écrite en français, la diffusion des auteurs classiques est d'une pauvreté ineffable. Parmi nos auteurs classiques nous pouvons citer Abdelkader Chatt, Ahmed Sefrioui, Driss Chraïbi, Abdelkebir Khatibi, Abdelfattah Kilito, Mohamed Khair-Eddine, Abdellatif Laâbi, entre autres. Mais sont-ils traités comme des classiques ? Dans un livre intitulé Pourquoi lire les classiques, Italo Calvino propose quatorze définitions. Dans la deuxième, il précise : « Sont dits classiques les livres qui constituent une richesse pour qui les a lus et aimés ; mais la richesse n'est pas moindre pour qui se réserve le bonheur de les lire une première fois dans les conditions les plus favorables pour les goûter ». Au Maroc, on peut se réserver toute sa vie ce bonheur de lire pour la première fois un classique étant donné que les « conditions favorables » dont parle Calvino ne se présentent pas. Comment lire Amour Bilingue de Khatibi aujourd'hui ? Où est le premier roman marocain écrit en français, celui d'Abdelkader Chatt, Mosaïques ternies ? Aucun n'est disponible. Certains titres de Kilito et de Khair-Eddine sont totalement introuvables. Salim Jay a fait un travail considérable en faisant connaître les auteurs marocains dans un dictionnaire. Il estime que l'un des plus beaux à lire est Mohamed Leftah. Mais la lecture de cet auteur prodigieux n'est devenue possible que récemment. Tous ses livres sont épuisés, ils viennent d'être réédités, pour certains, chez les éditions La Croisée des chemins. Cependant, Demoiselles de Numidie, peut-être l'un de ses meilleurs romans, reste à rééditer. En 2021, le jury de l'agrégation de lettres françaises au Maroc propose La Mémoire tatouée de Khatibi dans la matière « Littérature francophone ». L'édition prescrite est Denoël, épuisée il y a des lustres. L'édition 10/18 qui contient la postface de Roland Barthes est une pierre philosophale. Seule l'édition Okad est disponible mais truffée d'erreurs. Un an plus tard, le jury remplace Khatibi (qui devait être reconduit) par Leftah et propose Au bonheur des limbes qui vient tout juste d'être réédité par La Croisée des chemins. C'est honteux ! Les livres de nos meilleurs auteurs sont des curiosités inatteignables. A part les anciens universitaires, seuls quelques bouquinistes accèdent parfois à ces livres qu'ils vendent en triplant le prix. A leurs dires, ils les ont eus grâce à des Français qui quittent le pays. Honte dédoublée ! Nos meilleurs auteurs sont nationalement inconnus. Il n'y a aucun effort pour rendre accessible la lecture de leurs oeuvres. Une fois l'édition princeps épuisée (souvent une édition française comme Denoël et La Différence), aucune réédition ne se prépare au Maroc. Le pire est que cela ne concerne pas uniquement des oeuvres relativement anciennes comme celles de Khatibi. Un essai remarquable de Fouad Laroui, intitulé Le Drame linguistique marocain, a été publié en 2011 par les éditions Zellige. Aujourd'hui, même sur Amazon, « Actuellement indisponible » en gras. Pour quand une réédition marocaine ? Aucun signe. Cette pénurie a des conséquences néfastes sur le progrès de notre littérature. Comment encourager les recherches universitaires à travailler sur des oeuvres qui n'existent plus ? Comment cette littérature peut se développer sans un métadiscours critique avisé et constant qui puisse sonder les secrets de nos chefs-oeuvre ? Au Maroc, nos intellectuels ne puisent pas dans la langue de nos classiques. La citation a des pouvoirs inégalables. On connait par coeur, et par la force des choses, des phrases de Molière, de Hugo ou des vers de Ronsard et de Baudelaire. Jean D'Ormesson intitule deux de ses livres C'est une chose étrange à la fin que le monde et Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit, deux vers de Louis Aragon. Pour ce qui est de nous les Marocains, aucune phrase, aucun vers n'est connu de tous. Concernant l'école, Ahmed Sefrioui et Khair-Eddine sont au programme du lycée. Pour ce dernier, je parie que les connaisseurs (certains me l'ont confirmé) pensent que le roman Il était une fois un vieux couple heureux n'est pas une oeuvre majeure de l'auteur. D'après mon expérience et celle de mes amis, rares sont les professeurs qui abordent ce roman en classe, à tel point que le nom de Khair-Eddine est presque inconnu des jeunes marocains. La Boîte à merveilles de Sefrioui est la seule oeuvre connue du public vu l'exigence de l'examen régional. Cependant, les élèves (certains de mes amis professeurs aussi) trouvent le livre difficile et parfois ennuyeux. Pourquoi ne pas faire des éditions réduites et simplifiées ? Pourquoi ne pas proposer, dès le primaire ou le collège, des extraits de nos auteurs les plus intéressants ? Encore une fois, aucun effort de la part des responsables. Ecoutons, pour terminer, cette autre définition de Calvino : « Les classiques sont des livres qui exercent une influence particulière aussi bien en s'imposant comme inoubliables qu'en se dissimulant dans les replis de la mémoire par assimilation à l'inconscient collectif ou individuel. » A bon entendeur salut. DAOUD El Yazid, professeur agrégé de Lettres françaises