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Litiges au CIRDI : L'étrange tropisme marocain pour les cabinets étrangers
Publié dans L'opinion le 30 - 11 - 2021

De plus en plus engagé dans des affaires d'arbitrage au CIRDI, le Maroc fait souvent appel à des cabinets étrangers pour se défendre, bien que le Royaume regorge de compétences, d'où la nécessité de bâtir une véritable industrie d'arbitrage. Des experts de renommée nous livrent la recette.
Confronté de plus en plus à des contentieux avec des investisseurs étrangers, le Maroc est souvent impliqué dans des affaires d'arbitrage dans des instances internationales tel le Centre international de règlement des différends relatifs à l'investissement (CIRDI), institution dépendant de la Banque Mondiale. Le Maroc fait face à une série de requêtes déposées par des entreprises qui reprochent au Maroc d'avoir enfreint un traité d'investissement signé avec leurs pays d'origine.
À l'heure où nous écrivons ces lignes, le Maroc doit faire face à quatre affaires pendantes, contre les groupes Scholz Holding, Carlyle et Coral Holdings, la dernière concerne le groupe français Finetis, un opérateur télécom, qui a fait, le 20 septembre 2021, une demande d'arbitrage auprès du CIRDI, reprochant au Maroc d'avoir violé le traité d'investissement de 1996 signé avec la France, qui prévoit le recours au CIRDI en cas de différend. Le Chef du Gouvernement, le ministre de la Justice, ainsi que le Directeur général de la Société Nationale des Autoroutes du Maroc doivent y répondre.
Jusqu'à présent, l'affaire est en instance depuis que le Secrétariat général du CIRDI a enregistré une demande d'institution d'une procédure d'arbitrage. Celle-ci s'annonce longue. Les auditions ont d'ores et déjà commencé dans l'affaire Carlyle, le fonds d'investissement américain réclame 400 millions de dollars de dédommagements pour réparer le préjudice causé par la saisie des stocks pétroliers de la SAMIR par le gouvernement marocain. Généralement, ces affaires prennent deux à trois ans et se terminent souvent par un règlement amiable, si les parties sont bien conseillées, selon des sources bien informées.
En quête des compétences marocaines
Le fait que le Maroc soit attaqué dans les institutions d'arbitrage international n'est pas problématique en soi. Il ne faut pas s'en offusquer puisqu'il est normal qu'un pays aussi ouvert sur les IDE que le Maroc se voit entraîné parfois dans les "prétoires d'arbitrage". C'est même salutaire, selon les experts économiques. Le problème gît dans la capacité de défense, il est curieux de constater que le Royaume recourt souvent à des cabinets d'avocats étrangers pour se défendre. L'enjeu est d'autant plus considérable que ces affaires peuvent coûter des milliards de dollars en cas de perte du litige.
Durant ces quatre affaires portées au CIRDI, le Maroc a toujours fait appel à des juristes étrangers de renommée pour prendre sa défense, à l'exception de l'affaire Scholz Holding prise en charge par le Cabinet marocain « Afrique Advisors », aux côtés du Cabinet multinational « Mayer Brown », les deux sont liés par un accord de correspondance exclusif. Le Maroc n'a pas hésité à solliciter l'avocat britannique Christopher Harris pour se défendre contre le géant américain Carlyle. Un choix étonnant puisque tout le monde s'attendait à la désignation du juriste marocain Hicham Naciri.
A l'exception des avocats comme Me Naciri, qui représente le Royaume, sous l'étiquette du Cabinet international Allen Overy, dans son litige contre l'ex-propriétaire de la SAMIR, Cheikh Al Moudi, on voit rarement des noms marocains, bien que le Royaume regorge de compétences. Ceci est dû à l'industrie de Conseil qui commence à se développer peu à peu au Maroc. Contacté par nos soins, Azzedine Kettani, Avocat propriétaire du Cabinet "Kettani Law Firm" et Arbitre international, se montre optimiste, "évidemment qu'il y a des juristes et des cabinets marocains en mesure de représenter le Maroc dans des litiges internationaux", nous assure-t-il, ajoutant que ces derniers sont de plus en plus nombreux.
Ce qui est curieux, selon notre interlocuteur, c'est que des multinationales étrangères choisissent des avocats marocains pour les représenter dans des litiges internationaux devant le CIRDI. Il existe même des avocats qui font office d'arbitre, nous avons vérifié cela auprès du CIRDI, dont les données montrent que quatre arbitres et conciliateurs marocains sont désignés dans les panels. Il s'agit de l'avocat Idriss Bouziane, M. El Hassan El Guassim, directeur des affaires civiles au ministère de la Justice, Houssine Khalifa, président du Tribunal d'Agadir, et l'avocat Abdelkader Lahlou, de Rabat. Ce dernier nous explique que les juristes marocains sont parmi les rares en Afrique à être aussi ouverts sur la culture d'Arbitrage et à disposer d'une expérience considérable.
Comment se fait le choix des cabinets ?
Il se trouve que parfois le Maroc recourt à l'expertise étrangère parce que les Cabinets étrangers sont parfois plus expérimentés que leurs homologues marocains dans certains domaines économiques, estime Azzedine Kettani, qui regrette, pourtant, la méfiance vis-à-vis des juristes marocains. "On sous-estime les capacités des avocats marocains qui se sont lancés dans l'arbitrage depuis plus ou moins longtemps, on a peur de leur donner une chance au détriment de la bonne conduite de l'affaire", a-t-il déploré.
Fethi Derkaoui, Avocat aux barreaux de Lyon et de Casablanca et Docteur en Droit International Privé à l'université de Genève, va plus loin, en précisant que ce phénomène n'est pas propre à l'arbitrage et s'étend à d'autres domaines comme l'audit. Selon M. Derkaoui, plusieurs facteurs interviennent dans le choix du Cabinet, un acteur de l'arbitrage doit non seulement maîtriser son sujet et la procédure, mais doit également savoir maîtriser la pratique de la Soft Law, c'est-à-dire les techniques et les subtilités de l'arbitrage.
Pour une vraie industrie de consulting
Pour avoir des compétences, il faut un environnement propice à leur émergence. Quoique le Maroc ait accueilli, depuis longtemps, plusieurs cabinets internationaux, qui ont étendu leurs réseaux au Royaume (CMS Bureau Francis Lefebvre s'est installé au Maroc dès 1948), la culture de l'arbitrage peine à s'imposer comme mode de règlement de différends au Royaume, estime Aymane Karbouche, juriste d'Affaires appartenant à un Cabinet franco-égyptien.
Fethi Derkaoui la juge encore " balbutiante", même si elle est en développement, tout en attribuant ceci au "déficit de la culture juridique anglo-saxonne (le Common Law) qui privilégie l'arbitrage. "Nous avons toujours été nourris par le système civiliste français qui préfère le juge à l'arbitre", explique notre interlocuteur qui espère que la nouvelle génération des juristes marocains ayant évolué dans les pays anglo-saxons puisse contribuer à promouvoir cette culture de la Common Law qui serait, selon lui, sans conteste, une valeur ajoutée pour faire du Maroc un pôle d'arbitrage en Afrique.
Même avis pour Azzedine Kettani qui soutient cette recommandation, tout en appelant à renforcer la formation dans le domaine de l'arbitrage avec des cursus universitaires conçus à cet effet. « On constate des insuffisances sur ce plan et on ne peut pas inventer un arbitre ou un juriste d'affaires à vocation internationale du jour au lendemain », a-t-il regretté.
CIMAC : Une lueur d'espoir
Cependant, M. Kettani appelle à capitaliser sur les acquis du Royaume, en citant des institutions à même de constituer le noyau d'une industrie d'arbitrage, il s'agit d'institutions d'arbitrage interne comme la Cour marocaine d'arbitrage de la CCI Maroc, et international comme le CIMAC, créé en 2016 pour accompagner les grands groupes internationaux installés à Casa Finance City en matière de règlement de différends par voie d'arbitrage.
Thomas Clay, avocat aux Barreaux de Paris et de Casablanca, et professeur à l'Ecole de droit de la Sorbonne, le qualifie de centre de très haut niveau (voir les trois questions). En somme, promouvoir l'arbitrage au Maroc est d'autant plus une nécessité que le pays en dépend pour attirer les investisseurs internationaux, qui sont plus rassurés par les pays qui procurent des systèmes fluides avec des garanties d'impartialité.
Anass MACHLOUKH
Repères
L'Arbitrage : Un moyen efficace pour le business
Selon Fethi Derkaoui, les qualités premières qu'on loue habituellement à l'arbitrage sont le secret et la célérité de la procédure. "Mais dans la pratique, on ne peut déterminer la durée d'un arbitrage ni d'ailleurs son issue, car il arrive que les parties parviennent à un accord", a t-il expliqué, précisant qu'il ne faut pas oublier par ailleurs la procédure post-arbitrale de l'exequatur de la sentence. De son côté, Azzedine Kettani estime que l'arbitrage en tant que mode de solution est assez ancré dans la tradition marocaine et musulmane, ajoutant que les opérateurs économiques sont de plus en plus sensibles aux avantages de l'arbitrage, à savoir la discrétion, la rapidité, le choix des juges, etc.

Les défis que rencontrent les cabinets d'avocats
Bien qu'en progression au Maroc, les managing partners rencontrent plusieurs défis dans l'environnement marocain. Une grande partie des cabinets d'avocats d'affaires restent confrontés à plusieurs défis. Une étude du "Day one consulting" en a énuméré une série en interrogeant les managing partners, essentiellement dans les questions de positionnement (58%) et de capital humain (47%). Lorsqu'on les interroge sur ces mêmes défis, les directeurs juridiques estiment quant à eux que « les principaux défis des cabinets d'avocats, aujourd'hui, sont plutôt la relation clients (71%), la facturation (41%) et la compréhension du business du client (35%)... ».
L'info...Graphie
L'Affaire SAMIR : Où en sont les parties ?
En plus de provoquer une polémique nationale, la liquidation de la Société anonyme marocaine de l'industrie du raffinage (SAMIR) fait l'objet d'un litige au Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI). L'affaire oppose le Maroc, défendu par Hicham Naciri, au groupe Corral Petroleum, dont l'ex-propriétaire de la Raffinerie, le Saoudien Al Moudi, est actionnaire.
L'affaire devrait durer encore plus de temps que prévu. Le 17 novembre 2021, le tribunal arbitral, composé de l'Américain Robert H. SMIT et l'Italienne Loretta MALINTOPPI, a émis l'ordonnance de procédure no2 concernant l'organisation de l'audience. Les deux parties devraient répondre aux questions des arbitres.
Par ailleurs, la liquidation de la SAMIR est également à l'origine d'un autre différend avec le fond d'investissement américain Carlyle, qui a saisi le CIRDI contre le Maroc pour protester contre la saisie des stocks pétroliers par le gouvernement marocain, sachant que le groupe américain avait acheté, en 2014, des produits pétroliers d'une valeur de 400 millions de dollars à la raffinerie avant sa faillite.
La livraison n'a pas eu lieu compte tenu de la saisie des stocks existants par le gouvernement. L'affaire a été confiée à trois arbitres, à savoir l'Argentin Horacio A. GRIGERA NAÓ et le Britannique Samuel Wordsworth, qui sont supervisés par l'Espagnol Juan FERNÁNDEZ-ARMESTO. L'affaire est toujours en cours et la dernière nouveauté date du 1er avril 2021 lorsque les deux parties ont été auditionnées par le tribunal.

Trois questions à Thomas Clay
« Le Maroc est la prochaine place de référence en matière d'arbitrage en Afrique »

Thomas Clay, avocat au Barreau de Paris, Professeur à l'Ecole de droit de la Sorbonne (Université de Paris I), qui fut également président de la Haute Autorité des Primaires du Parti socialiste français, a répondu à nos questions sur le système d'arbitrage relatif à l'investissement au Maroc.
- Le Maroc est impliqué dans des affaires d'arbitrage au CIRDI, pourtant, le Royaume ne recourt pas souvent à des juristes marocains, pourquoi, à votre avis, cette internationalisation de la défense ?
- En effet, je ne suis pas d'accord tout à fait, le Maroc progresse dans le domaine d'arbitrage, le Centre de Casablanca en est la meilleure preuve sachant qu'il fonctionne de façon impressionnante et j'en suis témoin puisque je suis membre du Barreau de Casablanca. Il est normal que le Maroc ait recours à des cabinets étrangers étant donné que le système d'arbitrage est devenu de plus en plus internationalisé.
- On dit souvent que le Maroc est influencé par le modèle français d'arbitrage, existe-t-il en réalité ?
- Il n'y a pas un modèle spécifiquement français, mais je puis vous assurer qu'il existe une conception française de l'arbitrage international. Il s'agit d'une culture juridique forgée en France et incarnée par la Chambre de Commerce international qui abrite une forte activité d'arbitrage international, tout cela a permis d'accumuler une expérience française à vocation mondiale.
Le modèle français, contrairement au modèle anglo-saxon, est civiliste et déterritorialisé, qui s'applique partout dans le monde. Certes, il existe une concurrence entre les deux approches, mais force est de constater qu'en Afrique, y compris le Maroc, le nombre d'arbitrages en français est en forte augmentation.
- Comme au Maroc on se plaint d'un manque de culture d'arbitrage, comment développer une forte industrie de Conseil juridique pour devenir un centre régional en la matière ?
- D'abord, je tiens à souligner que le Maroc se porte plutôt bien dans ce domaine, le pays se développe économiquement au point qu'il est devenu un des acteurs africains majeurs. La Chambre de commerce, notamment celle de Casablanca, a fait des efforts en créant le Centre international de médiation et d'arbitrage (CIMAC) qui a pu attirer tout un tas d'acteurs internationaux. Il s'agit d'un Centre de très haut niveau.
Pour que le Maroc développe une véritable industrie d'arbitrage ayant la capacité d'abriter des arbitrages internationaux, il faut s'efforcer de sortir du localisme, c'est-à-dire privilégier les entreprises locales afin de ne pas repousser les grandes entreprises internationales. Cela dit, il faudrait construire un environnement (des centres) qui fonctionne selon les normes cosmopolites.

Recueillis par A. M.


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