De nos jours, la lecture fait défaut à la plupart des jeunes. L'hégémonie des médias menace la place du livre dans les sociétés d'aujourd'hui. En effet, l'outil audio-visuel, par ses moyens iconiques et sonores dispenserait, selon certains, du livre. Dans le programme des classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE), prend place une matière qui a pour but de valoriser le livre et la lecture. Cette matière, appelée « français-philosophie » pour les classes scientifiques et « culture générale » pour les classes commerciales, se propose de permettre aux étudiants d'acquérir un esprit critique, de développer chez eux la compétence orale et la capacité à reformuler les propos d'autrui. Dans une classe scientifique du CPGE Lissane Eddine Ibn Alkhatib de Laâyoune, j'ai interrogé les étudiants à propos de leurs lectures, leurs préférences, le rôle de la littérature et de la philosophie dans leur carrière d'ingénieurs... Les réponses étaient diverses. Tous les candidats interrogés sont d'accord sur le fait que la lecture est un moyen d'épanouissement et de connaissance. Ils reconnaissent tous que la littérature a le privilège de procurer du plaisir. Pour Aymane Al Jabri, « elle diminue le stress ». Expression moderne pour décrire l'aspect cathartique de la littérature. Ikram Ahaddar assimile la littérature à un voyage. Pour elle, la littérature est en même temps une échappatoire et une activité qui fait « bouger les cellules mentales ». Combinaison intelligente du plaisir du texte et de l'esprit scientifique. Tout comme elle, Douae Elhirch croit qu'il s'agit, par la littérature, de voyager sans quitter sa demeure. Salwa Derbani sort du lot. Elle avance, dans son jargon scientifique, que l'équivalence qu'on a tendance à faire entre « lecteur » et « cultivé » est loin d'être « une équation évidente ». Salwa Derbani croit que l'outil audio-visuel peut remplacer parfois l'activité de la lecture. Ainsi on économise « le temps et l'argent » dit-elle. « Prenons par exemple, ajoute-elle, l'autobiographie d'un quidam écrite dans des centaines de pages, cette vie peut être résumée dans une vidéo de quelques minutes et avec des animations qui stimulent le cerveau et la mémoire ». Le propos de l'étudiante, bien qu'il néglige le plaisir du mot que ne peut guère transmettre une vidéo, reste brillant. Salwa Derbani évoque ici la puissance de l'image mouvante et son impact indéniable sur le cerveau. En outre, elle soulève aussi inconsciemment le vieux problème de l'appartenance de l'autobiographie au champ littéraire. Certains spécialistes avaient déjà noté que les récits factuels de l'autobiographie n'avaient rien de littéraire. Salwa Derbani représente ici la voix de beaucoup de jeunes. L'imagination, le livre, l'image Certains ont certes honte de dire que la lecture peut ne servir à rien. Notre étudiante le dit sans scrupule : « je trouve qu'il est parfois inutile de lire ». Encore un problème de critique littéraire : les romans (puisque la question concernait la fiction) sont-ils tous bons à lire ? Equation insoluble. Le « parfois » sert à montrer que l'étudiante sélectionne suffisamment ses lectures. Dans une réflexion tout à fait opposée. Mariam Goudih trouve avec intelligence l'utilité de l'autobiographie. Selon elle, il serait profitable de lire « les autobiographies des autres ingénieurs », idée perspicace qui crée un trait d'union entre le professionnel et le loisir. Curieusement, Mariam Goudih semble répondre à Salwa Derbani. Pour Mariam qui aimait le film de Harry Potter, elle avoue après la découverte du livre : « j'ai remarqué que c'était beaucoup plus amusant que le film ». Ce livre « où domine l'imagination » selon l'étudiante était une révélation. Remarquons à ce propos que Mariam Goudih arrive à percevoir l'imagination plutôt dans le livre, ce qui prouve le pouvoir magique des mots qui peut rivaliser avec l'image. En tout cas chacun son monde ! Dans une argumentation non moins brillante, Ikram Ahaddar postule qu'il n'est nul besoin d'ingénieurs qui se contentent des mathématiques et des sciences physiques. Pour elle, « la technologie peut maintenant nous fournir un robot ingénieur qui fonctionne mieux qu'un être humain ». L'idée est pertinente si l'on prend en considération l'essor actuel de l'intelligence artificielle. Pour Ikram, « le monde a besoin d'un ingénieur cultivé qui analyse, qui a un point de vue ». Elle trouve alors que la littérature lui promet toutes ces qualités. L'amour de l'analyse anime nos jeunes étudiants. La grande majorité a une prédilection pour les romans policiers d'Agatha Christie. Ikram Ahaddar, lectrice un peu trop impliquée, affirme vouloir réfléchir pour « aider Poirot dans ses affaires. » Nos jeunes semblent attirés par le mystère et l'inconnu. Amine Sidki préfère aussi Agatha Christie pour la simple raison qu'il est difficile de « deviner l'identité de l'assassin ». On dirait qu'il assimile ici le roman à un exercice de mathématique qui fascine par sa difficulté. La lecture s'apparenterait désormais à une aventure cérébrale. Khouloud Sabri, plus cartésienne, énumère les bienfaits de la littérature : « le sens du questionnement, de l'interprétation ; lutter contre les préjugés et mettre en doute les fausses certitudes ». Bref, tout ce qu'il faut pour un scientifique. Selon Ibtissam Bouaachra, toute la beauté réside dans le fait que la lecture « défie parfois nos principes ». Belle prise de conscience qui dévoile un background philosophique intéressant. Nos étudiants touchent le rôle essentiel du roman. Selon Kundera, c'est « une exploration de l'être humain ». Dans le même sens, Yousra Belhsen affirme : « je me connais à travers la lecture ». Ayant un faible pour Freud et Dostoïevski (qui vont bien ensemble), elle déclare que ces livres lui donnent « l'impression du déjà vu ». Dans une formule poétique, Mariam Goudih, elle aussi lectrice de Dostoïevski, explique que l'auteur lui permet de « descendre dans les profondeurs inquiétantes de la psyché humaine ». Phrase admirable qui définit très bien le roman de l'écrivain. Daoud EL YAZID Professeur agrégé de lettres françaises.