Investigation de longue haleine, l'ouvrage « Maroc : Justice climatique, urgences sociales », septième de la collection « Enquêtes », creuse l'une des faces les plus sombres de la crise écologique. - Vous êtes le directeur de la collection « Enquêtes », dans laquelle paraît l'ouvrage intitulé « Maroc : Justice climatique, urgences sociales ». D'abord, comment êtes-vous passé du journalisme à l'activisme ? - Je suis toujours un journaliste. Nous faisons du journalisme d'enquête et non pas de l'activisme. D'ailleurs, le rôle du journaliste est d'éveiller les consciences à travers des réalités et des enquêtes. La collection parle de situations qui « fâchent » dans le sens où aujourd'hui l'environnement n'est plus une affaire d'élite. Ça a aujourd'hui une influence sur la santé des Marocains, leur gagne-pain et leur vie en général. Aujourd'hui, on assiste à la disparition d'oasis, l'eau se fait de plus en plus rare et affecte la vie des gens. Les nomades ne le sont plus. Ils s'installent dans les périphéries sans aucun accompagnement à cause de la désertification. Quand on parle aujourd'hui de changement climatique, les enquêtes et les reportages qu'on a réalisés dans toutes les régions du Royaume montrent qu'on est vraiment devant un problème sérieux. - Cet ouvrage est le septième livre de la collection « Enquêtes ». Pensez-vous qu'il ne peut y avoir de justice climatique sans justice sociale ? - Oui ! Les réalités du terrain ont montré qu'en l'absence de justice climatique, on aura de grands problèmes sociaux. Ça a déjà commencé dans plusieurs régions de notre pays. Demander une justice climatique, c'est militer pour un Maroc où la population la plus fragile puisse jouir d'une bonne qualité de vie. Les plus riches trouvent toujours un moyen pour mener une vie décente. Forcément, l'injustice climatique attaque de premier abord les personnes défavorisées, à commencer par les enfants et les femmes. - Vous êtes 13 journalistes et collaborateurs à participer à la réalisation de cet ouvrage. Combien de temps avez-vous dû réserver à ces enquêtes et comment vous êtes-vous organisés ? - Il convient de souligner que dans cette collection « Enquêtes », il y a plusieurs livres, parmi lesquels se trouve l'ouvrage « Maroc : Justice climatique, urgences sociales ». La moitié de l'équipe est composée de journalistes professionnels et l'autre de juniors, qui ont été chapeautés pour les initier au journalisme long et d'enquête. C'est une écriture qui nécessite un accompagnement. C'est important de transmettre aux jeunes ce que nous savons. Malheureusement, on ne le fait pas assez. Le but est de rendre ces journalistes juniors les seniors de demain. Il y a donc aussi une démarche citoyenne de formation de jeunes. C'est un travail qui nous a demandé 6 mois, entre le terrain et l'écriture. - Est-ce que vous pouvez nous parler des difficultés qu'il vous arrive de rencontrer dans certaines étapes de publication, ou de pré-publication ? - Le terrain ne nous pose pas de difficultés puisqu'on le pratique depuis des années. Ce terrain est rendu plus accessible de par le réseau d'acteurs de la société civile qui font un travail énorme et qui nous aident à mener des enquêtes et réaliser des reportages avec le moins de difficultés possibles. Les problèmes rencontrés ont trait à l'édition et sont plus de l'ordre matériel, puisque nous vivons une sale période à cause de la pandémie. - Vous vous êtes chargés de l'un des 13 chapitres de ce livre Enquêtes, en l'occurrence « Militants pour un Maroc vert », qui comprend des portraits de différents acteurs de la société civile et de structures qui ont oeuvré pour la préservation de l'eau, du patrimoine naturel ou de l'énergie. Quelles personnalités vous ont marqué le plus, et quelles institutions vous interpellent le plus ? - C'est un patchwork de personnes qui se battent pour que nos enfants aient droit à un Maroc beau et sain, où l'environnement et la nature sont respectés. Je ne peux pas préférer une personne à une autre. Il y a des militants et des militantes qui travaillent sur plusieurs thématiques, dont la préservation de l'eau, de la faune et de la flore, sur les zones humides, d'autres ont créé des structures de plaidoyers, qui interpellent le gouvernement et les pouvoirs publics, avec des pétitions et des propositions. C'est un choix qui n'est pas exhaustif. J'ai voulu rendre hommage à ces acteurs de la société civile en choisissant six acteurs associatifs. Certainement d'autres existent, qui sont aussi importants que ces acteurs là. - Comment évaluez-vous les efforts du Maroc en matière de justice climatique, en termes d'engagements, d'objectifs et de réalisations ? - Il y a des choses qui ont été faites, mais beaucoup reste à faire. Je pense que les sujets d'environnement doivent être traités de manière transversale. La question de l'environnement dépend de beaucoup de ministères ainsi que des acteurs industriels. C'est important que la notion de l'environnement devienne une vraie préoccupation au coeur de nos politiques publiques. Parce que nos enquêtes et reportages le prouvent. Si on ne le fait pas aujourd'hui, on sera amené à le faire dans des conditions pires demain. On ne peut pas s'en soustraire.
- Par ailleurs, la photo de couverture de la Collection comprend un sablier. Comment peut-on le retourner ? - C'est dur de le retourner. D'ailleurs, cette couverture a été faite par notre directrice artistique Aïcha El Beloui. Pour au moins stopper les dégâts, il faut une politique verte et solidaire. A commencer par le citoyen lui-même, en l'encourageant à adopter des gestes verts en passant par les industriels du pays. Il convient aussi de noter qu'on dispose de lois mais qui ne sont toujours pas appliquées. De plus, on a des médias publics qui peuvent inciter les citoyens à agir. On a vu durant la gestion de la crise sanitaire comment on a pu galvaniser l'opinion publique grâce à des opérations au niveau des médias publics. Faisons la même chose pour les sujets de l'environnement. - Selon un récent rapport de la Banque mondiale, la transition climatique est au cœur du défi de l'avenir terrestre. Qu'avez-vous à répondre aux climatosceptiques ? Pensez-vous que les concepts de transition climatique et de croissance durable ou verte soient des véritables solutions ou de simples concepts marketing? -Il y a du tout dans ce qu'on voit par rapport à ce qui a trait au vert et aux politiques environnementales. Mais on ne peut plus être sceptique. On ne peut plus mettre en cause tous les rapports qui sortent, dont celui de la GIEC qui montre toute la gravité de la situation. Aujourd'hui, les sujets d'environnement ressortent de plus en plus et montrent qu'on ne peut plus être sceptique par rapport à des réalités. À part des opérations de greenwashing ou « éco-blanchiment », qu'on peut voir à droite et à gauche sur des business qui reprennent la rengaine écolo, à part ces choses fantaisistes, le cœur du problème est toujours là. On ne peut pas être dans le complot. Recueillis par Safaa KSAANI
Portrait Un journaliste-enquêteur qui explore les zones d'ombre
Célèbre pour ses enquêtes fouillées dans lesquelles il met en lumière des sujets sociétaux, tels que les droits des femmes, la situation des migrants subsahariens et autres choses, Hicham Houdaïfa est un journaliste d'investigation chevronné. Né à Casablanca en 1969, Hicham Houdaïfa s'est lancé dans le journalisme en 1996, passant par Al Bayane puis La Vie Eco. Entre 1999 et 2002, il a été correspondant d'Afrique Magazine à New York. Il s'est aussi occupé des pages Société du « Journal hebdomadaire », d'octobre 2004 à la fermeture du magazine en janvier 2010. Fort d'une carrière de 25 ans, Hicham Houdaïfa a cofondé avec la journaliste Kenza Sefrioui « En Toutes Lettres », maison d'édition spécialisée dans l'essai journalistique, où il dirige la collection « Enquêtes ». Cette collection résume bien sa démarche. Il revendique d'enquêter librement, de sa propre initiative, sans se laisser dicter ses thèmes par des procédures judiciaires ou des modes médiatiques. « Le journalisme n'est pas du fonctionnariat. La beauté de ce métier est de faire du terrain et ouvrir des débats sur des sujets qui "fâchent". Notre métier ne consiste pas à respecter les lignes rouges, mais de faire en sorte à ce qu'on les fasse reculer de plus en plus. C'est ça la beauté de ce métier, sinon j'aurais fait autre chose », crie-t-il. Il espère que tous les journalistes marocains cherchent la vérité et l'intérêt public tout en se procurant du plaisir. S. K.