Chaque année, des milliers de saisonnières marocaines se rendent dans la campagne espagnole pour travailler dans la cueillette des fruits rouges. Toutefois, celles-ci sont, souvent, sujet d'exploitation...et la pandémie ne réduit pas leur calvaire. Dans les champs de la campagne andalouse, sous de grands abrités blancs, vous pourrez apercevoir des femmes cueillir « délicatement » des fraises à destination des assiettes européennes. Parties du Maroc avec l'espoir de pouvoir gagner de l'argent le temps d'une saison, pour certaines, c'est là-bas que commence le cauchemar. Chaque année, ce sont des milliers de Marocaines qui quittent leurs familles, leurs villages pour s'envoler vers l'Espagne dans le cadre d'un programme de migration circulaire entre Madrid et Rabat. Chadia Arab, chercheuse au CNRS, nous explique que « cette migration a débuté à la fin des années 2000, dans le cadre d'un programme européen. Une convention a été signée entre le ministère du travail au Maroc et la mairie de Cartaya afin de mettre en place un programme de gestion éthique de l'immigration saisonnière marocaine en Espagne ». Cette migration permet à ces travailleuses de gagner plus d'argent qu'elles n'en touchent au Maroc. Pour sa part, l'Espagne compense un manque de main-d'œuvre. Mais ces dernières années les témoignages se multiplient, de plus en plus de saisonnières racontent subir un système d'exploitation. A cela, s'ajoute le contexte pandémique qui aggrave le calvaire de ces travailleuses, notamment en termes de charge du travail qui augmente significativement suite au ralentissement de l'arrivée des saisonnières marocaines recrutées pour assurer la cueillette. La galère des saisonnières Elles sont d'abord choisies parce qu'elles sont des femmes, « les Espagnols préfèrent des femmes car elles seraient, d'après eux, plus douces pour cueillir le fruit délicat qu'est la fraise. » indique Chadia Arab. Elles répondent également aux mêmes critères : avoir entre 18 et 45 ans, provenant d'un milieu rural, mère d'enfant de moins de 14 ans. En effet, « ces femmes doivent avoir des attaches familiales afin d'être sûr qu'elles rentrent ensuite chez elles. » ajoute Madame Arab. Pour ces femmes en situation de précarité, qui gagnent pour 79% d'entre elles entre 50 DH et 100 DH la journée au Maroc, ces emplois saisonniers représentent du pain béni. Elles obtiennent un logement par la société durant les trois mois où elles travaillent et gagnent l'équivalent d'un salaire annuel marocain (soit entre 1000 et 1500 euros par mois). Un emploi continu pendant 3 mois avec une période d'essai de 15 jours, un logement à proximité des fermes sans frais supplémentaires, voilà ce qui est promis aux travailleuses. Néanmoins, la réalité est parfois différente pour certaines « temporeras ». Une fois arrivées en Espagne, elles font face à de nouveaux contrats de travail rédigés en espagnol, avec une période d'essai qui s'allonge, enfin ce n'est plus trois mois mais le temps nécessaire à la récolte de fraises. Les factures d'eau, d'électricité et de gaz, sont déduits de leur salaire. Une première claque. Ce système qui autorise ces femmes marocaines à venir travailler en Espagne dans un cadre légal est sans l'ombre d'un doute une chose positive. Néanmoins, ce système doit respecter les droits du travailleur. Certaines travailleuses ont fait état à l'association Women's Link Worldwide, de contraintes afin de réaliser des heures supplémentaires non rémunérées dans le but d'atteindre des objectifs de production élevés, fixés par les entreprises. Elles ont également été victimes d'un manque d'accès aux soins de santé. Des conditions jugées discriminatoires, quand on sait que des migrantes d'autres nationalités ne sont pas soumises au même traitement. Il y a quelques années, personne ne pouvait imaginer les conditions de travail de ces saisonnières, désormais leurs récits se multiplient pour dénoncer un système humiliant. Rappelons qu'en 2018, des affaires de harcèlements sexuels avaient éclaté dans la presse, dévoilant au grand jour ce secret de polichinelle. L'association Women's Link Worldwide représente quatre femmes, embauchées en 2018 à Huelva pour travailler comme cueilleuses de fraises et qui ont déposé plainte pour harcèlement sexuel. En attendant le jugement, elles n'ont jamais été rappelées au travail, le message est lancé : dénoncez et vous n'aurez plus de travail. Le fait qu'il n'y ait pas plus de plaintes ne signifie pas qu'il y ait moins de femmes qui subissent des conditions de travail abusives. Cela met juste en lumière la difficulté de dénoncer. « Ces expériences sont malheureusement un exemple paradigmatique du lien entre le genre, la migration, les modèles commerciaux et la façon dont cela alimente l'exploitation du travail », nous explique Aintzane Márquez, avocate principale chez Women's Link Worldwide. En effet, ces femmes sont plus exposées à des risques de violences sexuelles, qu'elles taisent par peur de perdre leur emploi. « Il me semble évident que lorsqu'il y a des hommes, avec un pouvoir économique et politique, et des femmes, migrantes et pauvres, des rapports de domination s'instaurent et que peuvent surgir des cas de harcèlements sexuels. Ils ne sont heureusement pas la norme, mais il ne faut pas les négliger », souligne Chadia Arab. Les oubliées de la pandémie À l'apogée de la pandémie, les travailleuses saisonnières, jugées comme des « travailleuses essentielles », ont continué de récolter les fruits en Espagne. L'année dernière, avant la fermeture des frontières, ce sont 7.028 Marocaines qui ont été chargées de récolter les fraises, bien loin de la main-d'œuvre habituelle pour effectuer efficacement cette tâche. « Le fait que moins de femmes étaient censées accomplir la même quantité de travail que les années précédentes, avec un accès limité aux services de santé, l'absence de contrôle suffisant de la part des autorités et à l'impossibilité pour elles d'accéder à des recours en cas de violation de leurs droits, signifient qu'il était fort probable que, durant cette saison, les travailleurs migrants aient été exposés à des conditions d'exploitation du travail encore plus graves que les années précédentes », souligne Aintzane Márquez. De surcroît, les travailleuses saisonnières n'ont pas été équipées de protection individuelle adaptée contre le Covid-19. Une situation prise bien trop à la légère durant le pic de la pandémie en 2020. « Le gouvernement a ordonné des inspections à grande échelle afin d'identifier les violations des droits, le fait que ces inspections n'aient été effectuées qu'après la fin de la saison signifie que les inspecteurs n'ont pas eu une image claire des conditions de travail et de vie dans les fermes pendant la récolte », nous a affirmé Madame Márquez. En vue de remédier à cette problématique, le Maroc, par le biais de l'Agence nationale de promotion de l'emploi et des compétences (ANAPEC), a mis en place un projet visant l'autonomisation de ces femmes travailleuses, à travers un programme de migration circulaire entre l'Espagne et le Maroc, et ce, en partenariat avec l'Organisation internationale pour les Migrations (OIM). Toutefois, le grand défi pour le Maroc est de délier les saisonnières marocaines de mécanismes de revenu ponctuel et de les insérer dans un cycle d'autonomisation, de sorte qu'elles puissent être comblées par un mécanisme d'insertion durable, qui pourrait constituer un ascenseur social. Trois questions à Aintzane Márquez, avocate principale chez Women's Link Worldwide «Il est essentiel d'inclure une perspective de genre qui reconnaisse le nombre massif de femmes employées dans ce secteur et protège leurs droits» Nous avons contacté Aintzane Márquez, avocate principale chez Women's Link Worldwide, pour nous expliquer la procédure juridique que pourraient suivre ces saisonnières pour avoir justice. - Quel rôle jouez-vous dans les situations que peuvent traverser les travailleuses marocaines ? - Chez Women's Link Worldwide, nous utilisons le pouvoir de la loi pour promouvoir un changement social qui fait progresser les droits fondamentaux des femmes et des filles. Avec les affaires que nous plaidons à Huelva, nous voulons obtenir un changement structurel dans l'industrie de la fraise à Huelva, afin que les entreprises, l'Etat espagnol et l'Etat marocain soient obligés de se concentrer sur les droits des travailleurs - et pas seulement sur la maximisation des gains financiers. Il est essentiel d'inclure une perspective de genre qui reconnaisse le nombre massif de femmes employées dans ce secteur et protège leurs droits. Lorsqu'en 2018, nous avons lu les premiers articles parus dans les médias alertant sur la situation des travailleuses saisonnières marocaines à Huelva, nous avons pris contact avec certaines organisations sur le terrain. Par le biais de " Mujeres 24 horas " et du militant Antonio Abad, nous avons su que quatre femmes avaient dénoncé leur situation auprès de la police. A ce moment-là, nous avons proposé de les représenter. - Que peuvent-elles faire si les conditions de travail ne sont pas respectées ? - Pour qu'elles puissent dénoncer, elles doivent connaître leurs droits et avoir accès à des mécanismes de dénonciation indépendants. En théorie, les conditions de travail peuvent être dénoncées devant les inspecteurs du travail ou les tribunaux. Cependant, ces femmes ne devraient pas avoir la charge de dénoncer leur situation. L'Etat espagnol fait venir ces femmes dans le cadre d'un accord Etat-Etat et il a la responsabilité de veiller à ce que leurs droits humains soient respectés. - Quelles sont vos recommandations ? - La présence de l'Etat doit être renforcée, par un plus grand nombre de visites de l'inspection du travail. En outre, les organisations syndicales et de défense des droits de l'homme, telle que Jornaleras en Lucha, doivent être autorisées à pénétrer dans les exploitations pour fournir des informations et un soutien, si nécessaire.