Au Maghreb, le nègre en édition n'existe pas. Les hommes politiques ne ressentent pas encore le besoin de l'autobiographie et encore moins de rédiger des mémoires... En l'absence quasi-générale des comités de lecture, même le travail de réécriture et de révision n'est pas encore une « norme » de qualité des œuvres à publier. Le marché de l'écriture est en pleine expansion. Des offres de service sont faites publiquement et des équipes d'enseignants n'hésitent pas à proposer de rédiger mémoires, thèses et travaux de fin d'études, avec promesse de soutenance réussie garantie. Les rédacteurs ne sont pas de simples rédacteurs mais des enseignants et des diplômés aux spécialités pointues dans toutes les disciplines possibles et inimaginables. Un docteur qui rédige un mémoire de licence, la réussite en fin d'année ne peut être en effet qu'assurée, car possédant la méthodologie, l'expérience qui font souvent défaut au futur lauréat. Les étudiants qui ont les moyens de la réussite n'hésitent pas à confier cette mission stressante à ces cabinets de rédaction qui ont pignon sur rue, se font connaître par des annonces publiques qui pullulent sur internet. Aucun domaine de recherche n'échappe à ces rédacteurs bien particuliers. De la sociologie à la sémiologie en passant par le marketing, la démographie, la stratégie et les sciences appliquées, l'intelligence artificielle..., la palette des disciplines couvertes est large et nécessite de multiples compétences. Le travail prêt à soutenir devant n'importe quel jury est garanti « 100% sans plagiat ni paraphrase », le rêve de tout lecteur de mémoire de licence, rapport ou doctorat ! Dans le même ordre d'idées et hors de l'enceinte universitaire, l'offre d'écriture qui s'assume est celle des propositions de rédaction des histoires de famille, de quartier ou de village, des biographies, des récits de voyage ou simples témoignages... et de roman. Selon l'importance du projet en ter- mes de mobilisation du « nègre » pour écouter, rédiger, faire les corrections, le coût varie et peut atteindre des milliers de dirhams. Cette pratique n'est pas nouvelle. Elle se distingue par une sorte de côté « honteux » et le secret est bien tenu aussi bien concernant le nègre que l'auteur présumé. L'autobiographie en politique doit beaucoup au « nègre », car le temps et la concentration nécessaires font défaut à l'élu de la Nation et à l'homme politique, désireux de laisser une trace pour la postérité et faire de son parcours un exemple pour les générations à venir. Dans l'appel à un préposé à la plume, autrement appelé le « nègre » comme une survivance du langage colonial et de sa perception des peuples africains colonisés, une relation de maître à esclave se construit : l'esclave ne pense pas par lui-même comme il produit seulement pour les autres, en l'occurrence le Maître ou dans l'édition « le donneur d'ordre ». La réécriture n'est pas l'écriture Le nègre littéraire a ceci de péjoratif qu'il aurait pour origine, du moins en littérature, cette expression « faire travailler quelqu'un comme un nègre » dont la paternité reviendrait à Saint-Simon. Le terme fera florès au milieu du XVIIIème siècle et c'est à partir de 1845 qu'il s'imposera dans le langage courant à propos de ces écrivains de l'ombre. Dans un pamphlet resté célèbre, d'Eugène de Mirecourt écrivait ainsi : « Grattez l'œuvre de M. Dumas, ... et vous trouverez le sauvage... Il embauche des transfuges de l'intelligence, des traducteurs à gage qui se ravalent à la condition de nègres travailleurs sous le fouet d'un mulâtre ! ». Ce jeu de mots raciste à souhait n'échappera pas à Dumas fils qui le reprendra à son compte sous cette formule lapidaire : « un mulâtre qui a des nègres. ». Justice sera rendue également en faveur de Dumas et son pourfendeur sera condamné à six mois de prison et à une amende pour diffamation. Le mot « nègre littéraire » qui a traversé les siècles renvoie sans l'ombre d'un doute à une période esclavagiste et coloniale dont il reste une survivance langagière... et de mépris pour celui qui utilise sa force de travail intellectuel sans en partager la gloire qui peut en résulter. Dans l'édition anglaise, le mot en vigueur n'est pas « blackface » mais ghostwriter, beaucoup moins raciste même s'il a le même effet : ne pas faire exister, laisser dans le néant de son statut d'auteur caché, le « nègre littéraire » auquel a proposé de substituer le terme « prête-plume » - déjà en usage en Amérique du Nord -, l'éditrice et ancienne ministre de la Culture, Françoise Nyssen. Cette plume cachée ou de l'ombre qui ne fait pas œuvre de révision ou de réécriture de manuscrits, une pratique qui existe chez les éditeurs professionnels, a suscité une vive polémique en ce début d'année, entre Tahar Ben Jelloun et Yasmina Khadra, le premier allant jusqu'à qualifier le second d'imposteur au prétexte que son éditeur confierait ses œuvres à la relecture avant publication. Mais quel éditeur éditerait un ouvrage sans le faire lire par un comité de lecture et, le cas échant, réajuster des phrases ou des idées avec le consentement de l'auteur ?