Dans la longue liste des ouvrages d'Abdellatif Laâbi, Presque riens, le recueil de poèmes paru en octobre 2020 au Castor Astral, a cette singularité de les contenir tous. Un livre-œuvre où l'on trouve l'essentiel de son aventure d'homme et d'écrivain. À commencer par son amour pour Jocelyne à qui le livre est dédié « pour le reste du chemin et... au-delà ». Un livre-bilan, testamentaire, même si le mot est exécrable et laisse envisager le pire. Un livre de sagesse assurément, écrit dans une langue d'une clarté remarquable par un auteur toujours inassouvi de questionnement éthique et de cette relation à l'autre, au monde et à soi qui traversent son œuvre depuis le début. C'est donc en mémorialiste de ses propres écrits que le poète en arrive à s'interroger sur leur avenir et à se demander ce qu'il en restera « disons dans cinquante ans ». Tel semble être le double enjeu de ce recueil : la mémoire et le futur de l'œuvre. Sur fond d'inventaire, pour permettre au lecteur d'aujourd'hui de retrouver les principaux marqueurs d'une expérience poétique hors du commun, essentiellement vouée à l'amour, l'amitié, la création, la lutte, ces « presque riens », ces trouées de rêves, d'illusions et d'espoirs qui font de lui et de nous des hommes et des femmes dignes. Les premières lignes vont d'emblée à l'écriture, une seconde vie, un septième ciel, qu'importe... en tout cas une voix où les mots savent plus que ce qu'ils disent et disent moins que ce qu'ils cherchent, une nécessité organique, permanente, « sinon, peut-on lire, la chair et l'esprit / vont pourrir sur pied ». S'ensuivent une série de poèmes où le poète s'affronte autant qu'il affronte. Les mots des titres en disent long, configurent un continent humain, « miroir, corps, enfance, solitude, partir, questions, abris, paix, disparitions, regrets, exil, peindre ». Des mots-monde, des mots-vie qui disent une route, un cheminement inédit, inouï, raviné par l'Histoire. En somme, une chronique de l'intime et de l'universel, un journal de l'âme où l'individuel et le collectif ne font souvent qu'un. Et puis, pourquoi taire son émotion ? Presque riens est un recueil fascinant. L'extrême dénuement de l'écriture, sa présence au monde, la façon du poète de solliciter le lecteur par le biais de l'ironie interrogative – « Puisqu'on parle / de « page vierge » / doit-on considérer / que l'écriture / est un viol ? » – sont inséparables d'une forme d'euphorie et d'un émerveillement obstinément intact face à la vie. En ce sens, cette poésie est indispensable. Elle réactive en nous des questions essentielles, dont la plus évidente : doit-on renoncer à un monde meilleur sous prétexte que celui où l'on vit privilégie l'infâme ? Nombreux poèmes tonnent comme un baroud d'honneur, une façon de résister, de ne pas rendre les armes : « Encore des questions », « Je ne m'en fais pas », « Va pour le miracle ! ». Avec une prédilection pour « Paix ». Une préférence aussi pour « Disparitions » où se trouve niché le désir d'une poésie « audible, compréhensible / et transmissible / la poésie qui fait battre le cœur / comme à la vue de l'aimé se présentant / au premier rendez-vous / et que l'on vient d'avoir dix-sept ans ». Il y aurait encore tant à dire et à apprendre de ce nouveau recueil comme de toute l'œuvre. La poésie de Laâbi est loin, très loin d'avoir dit son dernier mot. Jacques ALESSANDRA