«C'est un véritable raz-de-marée», constate angoissée une jeune femme tunisienne en commentant la victoire d'Ennahda. Excessif, bien entendu. Mais à La Marsa, Carthage ou Sidi Bou Saïd, les quartiers nord de la capitale tunisienne où les familles pratiquent l'entre soi derrière les hauts murs blancs de leurs villas fleuries, c'est l'angoisse. La victoire des islamistes qui pourraient emporter près de la moitié des 217 sièges de l'Assemblée constituante élue le 23 octobre, est considérée comme un cataclysme. Et mercredi, nul n'attendait la publication des résultats officiels, pour se réjouir ou se lamenter. Surtout les femmes qui se voyaient déjà obligées de porter le voile… Une partie des Tunisiens en oublierait presque que, dimanche dernier, jour de leurs premières élections démocratiques, ils ont donné une grande leçon de civisme et de liberté au reste du monde. Près de 90% d'entre eux sont allés aux urnes. La Commission électorale indépendante (qui a magistralement préparé le scrutin), a permis que tous ceux qui le désiraient puissent voter avec leur seule carte d'identité. Ce fut un raz-de-marée. L'émotion était palpable. Les plus anciens avaient les larmes aux yeux de pouvoir, pour la première fois, voter librement. Une partie de la Tunisie regarde donc avec stupéfaction l'autre moitié qui a voté Ennahda. Cette victoire des islamistes était pourtant prévisible. «Dans ma famille et parmi mes voisins, tous vont voter pour Ennahda. C'est le parti le plus proche de Dieu», affirmait une jeune femme rencontrée avant le vote à Kasserine. Dans cette ville du centre ouest de la Tunisie, une région oubliée de tous, non loin de Sidi-Bouzid, la ville d'où est partie la révolution, le parti islamiste a fait un excellent score. A Kasserine, la sinistrée, le chômage frôle 40% et rien n'a changé depuis la «révolution du jasmin». Ni les nouveaux maîtres du pays, ni les anciens avant eux, ne sont venus voir ces Tunisiens de la misère. Les islamistes ont, eux, labouré la région avec assiduité. Ils en récoltent le prix. «Les sondages nous créditent de 60% des voix et de cinq sièges sur les huit de la circonscription», affirmait déjà, début octobre, Walid Bennani. Ce volubile quinquagénaire barbu à la carrure de joueur de rugby est rentré d'un long exil en Belgique au lendemain du 14 janvier (jour du départ de Ben Ali). Il a conduit la liste de son parti (dont il est le responsable local et un membre du Bureau exécutif) pour les élections. «Pour nombre de Tunisiens, toutes classes sociales confondues, les islamistes sont les plus légitimes», explique un homme d'affaires tunisois, la soixantaine prospère. Pendant un quart de siècle, ils ont été pourchassés par Ben Ali. Le président déchu a interdit leur parti, les a fait arrêter, torturer, emprisonner. L'Occident se taisait au nom de la lutte contre l'islamisme et le terrorisme. Or l'autoritaire Ben Ali n'est pas parvenu à éradiquer les «barbus». Il les a, au contraire, renforcés et multipliés. En outre, étranger au pouvoir tant sous Habib Bourguiba que sous Ben Ali, le parti Ennahda est le seul qui, pour nombre de Tunisiens, symbolise la rupture avec le passé. Or la grande majorité de la population redoute plus que tout le retour au pouvoir des fidèles de Ben Ali et l'influence des hommes d'affaires qui se sont compromis avec le régime précédent. Pour l'homme de la rue, tous sont corrompus, responsables de la faillite du pays et de leur pauvreté. On est loin de l'image de la Tunisie que voulait donner l'ancien régime. De plus, absents officiellement de la vie politique sous Ben Ali, les islamistes ont survécu à travers les associations caritatives présentes auprès des plus pauvres. Il ne leur a pas été difficile, pendant la campagne électorale, de changer de casquette. Le jour du vote, les électeurs ont coché plus facilement, parmi les dizaines de noms de la liste électorale, celui du parti dont ils connaissaient le symbole (un oiseau bleu les ailes ouvertes). Les autres leur étaient peu connus. Cette supériorité d'Ennahda signifie-t-elle que la Tunisie renoncerait à l'héritage de Habib Bourguiba ? A cette modernité (par exemple au code du statut personnel qui assure l'égalité entre les hommes et les femmes) qui fait de ce pays du Maghreb un des plus libéraux du monde arabe ? Rien n'est joué. Certes, Rached Ghannouchi, le leader d'Ennahda, mouvement qu'il a cofondé en 1969 (il s'appelait alors le Mouvement de la Tendance islamique, MTI), déclare aujourd'hui qu'il estime légitime qu'Ennahda (en fait son numéro 2, Hamadi Jebali) dirige le gouvernement intérimaire qui devrait être un cabinet de coalition. «Nous voulons nous former, nous étions en exil ou en prison», nous a précisé Ali Larayedh, président du bureau exécutif d'Ennadha avant le vote. Des pourparlers sont en cours avec les partis qui accepteront de gouverner avec eux. C'est le cas d'Ettakatol, un parti de centre-gauche de Mustapha ben Jaafar, et du Congrès pour la République (CPR) de Moncef Marzouki, avocat qui a connu la prison et l'exil en France. Avant les élections, un accord semblait avoir été trouvé pour que les grands ministères : Intérieur, Affaires étrangères, Défense, Justice, reviennent à des technocrates. La Présidence (intérimaire car il s'agit de gouverner pendant un an jusqu'aux législatives) pourrait revenir à Mustapha Ben Jaafar. Ce médecin de 70 ans, ancien militant des droits de l'homme, fut ministre dans le premier gouvernement de l'après Ben Ali. A Tunis, certains craignent que cette période transitoire ne cède ensuite la place à un régime islamiste plus strict. Il est certain qu'Ennahda ne cache pas qu'il se prépare soigneusement à emporter, l'an prochain, les municipales et les législatives, afin d'avoir les mains libres, ensuite, pour gouverner. Mais la Tunisie n'est pas l'Iran de Khomeiny en 1979, comme certains le craignent. « Nous avons écrit, cet été, à Nicolas Sarkozy et pris contact avec les Américains, les Britanniques et les Italiens pour les assurer que nous ne présentions pas une menace», nous confiait Walid Bennani à Kasserine. Les responsables d'Ennahda savent que s'ils veulent garder la confiance des Tunisiens, ils doivent d'abord leur assurer un emploi et une vie meilleure. Dans un pays dont la plus grande partie des revenus provient du tourisme et des investissements étrangers, il n'y a guère le choix du repli sur soi et de l'intégrisme. «C'est vers la Turquie que nous regardons», affirmait Ali Larayed.