Le mélange est inattendu. Mais depuis le 15 mai 2011, il s'installe dans la durée. Il tient en quatre ingrédients: un zeste de révoltes arabes (une mobilisation de rue partie de réseaux sociaux pour exiger droits et libertés démocratiques), un nom «Los indignados» (tiré du succès planétaire d'une petite brochure nommée «Indignez-vous» qui préconise l'exigence citoyenne), une immense révolte face à une crise qui a fait bondir le chômage à plus de 20% de la population active et enfin un ras le bol de politiciens en lesquels on se reconnaît de moins en moins. En Espagne, lieu de cette fusion détonante, cela donne une occupation du centre des villes, y compris de la célèbre Puerta del Sol à Madrid, par des dizaines de milliers d'espagnols qui crient leur indignation contre le fonctionnement du pouvoir politique. A croire que les soulèvements arabes n'ont pas seulement des répercussions dans la très totalitaire Chine, voire même dans quelques tyrannies africaines. L'incroyable soif de liberté et de respect des droits individuels, l'exigence de participation citoyenne qu'ils expriment et les techniques de mobilisation qu'ils utilisent sont en train d'inspirer la jeunesse des pays occidentaux. Car en dépit de toutes les disparités économiques, le monde d'aujourd'hui est un et un seul, connecté par un puissant réseau de technologies de l'information où tout le monde a accès à ce qu'il se passe sur l'ensemble de la planète. L'exemple le meilleur, et le plus récent, est donc celui des jeunes «indignados» -indignés- espagnols. La précarité n'explique pas tout Ce sont en effet les jeunes qui sont à l'origine du mouvement car les plus touchés par la crise : près d'un jeune de moins de 25 ans sur deux ne trouve pas de travail et le taux de chômage des 18-30 ans s'élève à 46,5% ! Les autres sont ceux qu'on appelle des mileuristas, des personnes qui gagnent 1000 euros ou moins - un salaire avec lequel il est quasi impossible de vivre en Europe - en enchaînant stages et CDD. Ce mouvement aurait-il pu exister sans la terrible crise économique et financière qui frappe une Espagne où les aides sociales sont presque insignifiantes, où des familles surendettées par leur emprunt immobilier sont dans une situation dramatique et où une grande partie de la jeunesse désespère de ne pas pouvoir être financièrement indépendante? Probablement pas. Mais la précarité n'explique pas tout. Elle ne suffit pas à comprendre comment une plate-forme lancée sur Internet il y a trois mois «DRY - Democracia Real Ya -» (Une vraie démocratie maintenant !) a entraîné l'installation de plus de 170 campements dans toute l'Espagne et notamment sur la Puerta del Sol rebaptisée «Plaza de la solucion» -«Place de la solution»! Surtout dans un pays connu pour ne pas aimer les manifestations de rue. A elle seule, cette crise n'aurait sans doute pas réussi à faire sortir de chez eux, de leur précarité solitaire et angoissante des hommes et des femmes de tous âges et de toutes conditions dans un mouvement joyeux, dynamique, solidaire et, comme dans le monde arabe, se tenant loin des partis politiques. «Les partis ne sont pas la seule forme de participation à la politique», affirment d'ailleurs leurs banderoles. Crise de confiance En réalité, le malaise vient de loin, même si la crise l'a aggravé. Les «indignés» partagent trois dénominateurs communs qui ont d'ailleurs aussi joué les catalyseurs dans les révoltes arabes : la défiance à l'égard du politique en général et des hommes politiques en particulier, de droite comme de gauche; une indignation généralisée face au fonctionnement du pouvoir politique et une demande de participer aux décisions qui engagent l'avenir du pays. «Vous ne nous représentez pas», «Si le vote était utile, il serait interdit», clament les «indignés» et ces slogans expliquent l'ampleur de la crise de confiance, pour ne pas dire de la rupture, entre le peuple et les élites. Ce mouvement a d'ailleurs probablement eu un impact sur l'importance des votes blancs et nuls qui ont atteint un record (2,54% et 1,70%) lors des élections municipales et régionales du 22 mai qui ont marqué une déroute des Socialistes du PSOE face aux conservateurs du Parti Populaire qui les devancent de dix points… Sur la Puerta del Sol en tout cas, personne ne réclame une «révolution socialiste» ni ne s'en prend à la «démocratie occidentale». Simplement les «indignés» parlent, refont le monde, échangent leurs expériences, leurs aspirations et leurs galères et c'est cela qui est nouveau. Et comme dans les révoltes arabes, il n'y a pas de leader politique identifiable. Leur «indignation» vient d'une prise de conscience claire : dans ce monde globalisé, les pratiques des gouvernements, des parlements et des partis politiques nationaux n'ont plus les moyens de résoudre les problèmes. Dès lors, ils ne font plus que gérer un statu quo, apparaissant fossilisés et chaque jour plus en rupture avec les problèmes de la population. La leçon des indignados En cela, l'indignation qui s'exprime en Espagne contre un système bloqué devenu aveugle aux préoccupations des citoyens est éminemment politique. Et mille fois préférable aux critiques qui aboutissent au fameux «tous pourris» sur lequel prospèrent les mouvements populistes et xénophobes d'extrême droite dans toute l'Europe. Cyber espace oblige, cette vague s'étendra inévitablement au monde entier. Cela ne signifie pas qu'elle débouchera obligatoirement sur démocratie et libertés. Car cette capacité de centaines de milliers de gens connectés par Internet à s'organiser et à s'exprimer peut aussi aboutir à une perversion de la démocratie : une tyrannie de l'opinion publique faite de démagogie et de populisme, une hégémonie des humeurs de la foule contre l'état de droit. Ce n'est pas une raison pour penser que la nouvelle vague libertaire est menaçante et lui préférer dictatures et tyrannies. En réalité, il va falloir inventer de nouvelles formes de pouvoir et de nouvelles institutions capables de garantir la liberté et les droits de ces nouveaux citoyens «universels». Faute de quoi la jeunesse branchée du cyber espace n'en finira pas de se soulever contre tous ceux qui continuent à défendre que la stabilité, même liberticide, est plus importante que la liberté et la justice. C'est la leçon des révoltes arabes et des «indignados».