Cela n'était pas arrivé depuis l'avènement de la République islamique en 1979 : deux navires militaires iraniens ont franchi, le 21 février, le canal de Suez pour participer à des manœuvres navales avec la Syrie. C'est la première fois depuis trente-deux ans que l'Egypte autorise des navires iraniens à emprunter ce canal qui relie la mer Rouge à la Méditerranée, arguant que «tous les bateaux sont autorisés à (le) franchir tant que leur pavillon appartient à un pays qui n'est pas en guerre contre l'Egypte». «Provocation», ont tonné les Israéliens tandis que Avigdor Lieberman, le chef de leur diplomatie, menaçait de «remettre l'Iran à sa place», laissant entendre qu'Israël n'excluait pas de recourir à la force contre ces bateaux soupçonnés de transporter une cargaison destinée au final au Hezbollah libanais. Cette réaction israélienne n'est pas surprenante. Tel Aviv ne cache pas son inquiétude face à l'après Moubarak. Bien sûr, les déclarations de l'armée égyptienne assurant que Le Caire respecterait tous ses traités internationaux, et donc l'accord de paix avec l'Etat hébreu, ont quelque peu rassuré Israéliens et Américains. Resserrer les rangs Mais cette assurance est très en deçà de l'alliance de fait qui existait entre Tel Aviv et un Hosni Moubarak très hostile à la République Islamique et à ses tentatives de déstabilisation des communautés chiites dans les pays du Golfe. Des liens si forts qu'à l'été 2009, les autorités égyptiennes avaient fermé les yeux sur le franchissement du canal de Suez par un sous-marin israélien qui se dirigeait officiellement vers une destination «inconnue» mais qui croisait en réalité au large de l'Iran. Dans ce contexte, tout le monde cherche à tester tout le monde. Israël pour savoir si la politique égyptienne face à l'Iran va changer alors que Le Caire s'opposait jusqu'ici à son programme nucléaire et à ses ambitions de s'imposer comme la grande puissance régionale. Côté iranien, on espère que le franchissement du canal de Suez par ses navires aura un effet dissuasif sur le déploiement des forces navales américaines dans le Golfe et sur la construction d'une base française dans les Emirats. On veut aussi savoir si l'Egypte post-Moubarak se montrera, sous la pression de son opinion, plus «nationaliste» -et donc moins ouvertement pro-occidentale. Mais on ne peut exclure que les dirigeants iraniens espèrent aussi que le franchissement du canal par leurs bateaux provoque une surenchère verbale avec Tel Aviv, voire une réaction israélienne musclée. «Cela serait un excellent dérivatif pour susciter une vague nationaliste dont ils espèrent qu'elle leur permettrait de resserrer les rangs autour du régime», résume un diplomate. Duplicité Les dirigeants de la République islamique semblent en effet perdre tout sang froid face au «retour» du mouvement de contestation qu'ils croyaient avoir réussi à éradiquer par la terreur. Du coup, l'heure n'est plus où le guide Ali Khamenei tentait de récupérer le vent de révolte qui souffle sur toute la région en se félicitant de son «caractère islamique». Il aura suffi que le mouvement né après l'élection contestée de Mahmoud Ahmadinejad en juin 2009 montre qu'il n'était pas mort en dépit de la terrible répression qui s'est abattue sur lui (100 morts et 4000 arrestations) pour faire paniquer les autorités et montrer leur duplicité qui les fait saluer la révolte des Egyptiens et réprimer celle des Iraniens ! Il est vrai que les opposants n'ont pas raté, ce 14 février, leur première manifestation depuis un an en dépit d'un déploiement massif des forces de sécurité et des milices. Faisant fi de la torture généralisée, des arrestations, des condamnations à mort et des assassinats, les Iraniens sont descendus dans les rues par dizaines de milliers à l'appel des deux principaux leaders de l'opposition réformatrice, l'ancien Premier ministre Mir Hossein Moussavi et l'ancien président du Parlement Mehdi Karoubi. Signe de la peur qui s'est alors emparée du régime : il a convoqué une contre manifestation contre l'opposition le 18 février au nom tristement évocateur de… «journée de la haine» tandis qu'un prêche à l'université de Téhéran et une cinquantaine de députés réclamaient... l'exécution de Moussavi et de Karoubi. Mise en cause du Guide Ce bras de fer n'a fait qu'enrager les opposants qui, deux jours plus tard, ont une fois de plus tenté de se rassembler sur les principales places et avenues de Téhéran, mais aussi à Ispahan, Chiraz, Tabriz et Sanandaj. Certes, les forces anti-émeutes et les miliciens islamistes en moto, déployés en masse, ont tout fait pour les en empêcher. Mais la violence du régime a abouti à une réelle radicalisation du mouvement : les manifestants ne demandent plus le respect du résultat des élections présidentielles de 2009 mais, ce qui est totalement nouveau, la fin du régime lui même. Les slogans n'épargnent plus le Guide suprême Ali Khamenei, désormais traité de «dictateur» alors que sa personne ne peut être critiquée sous peine de prison. Autre nouveauté : certains opposants attaquent les forces de sécurité alors que jusqu'ici, ils cherchaient surtout à se défendre ! Autant dire que la conjonction entre la brutalité du régime islamique et les soulèvements populaires dans le monde arabe ont donné une seconde vie au mouvement de contestation. Cela ne signifie pas, loin de là, que le pouvoir vacille. Mais pour la première fois sans doute, il se sent menacé et fait tout pour resserrer les rangs autour de lui. Il a ainsi obtenu que l'ancien président Ali Akbar Rafsandani se désolidarise des opposants. Non sans forte pression. Pour la deuxième fois en un an sa plus jeune fille, Faezeh Hachémi, a été arrêtée alors qu'elle participait à un rassemblement, le 20 février...