Les Tunisiens n'entendent pas se laisser spolier de leur révolution qui a fait 235 morts et 510 blessés. Avec une vigilance extrême, ils pointent les dysfonctionnements des autorités de transition qui tentent depuis quelques jours de se prémunir contre les risques de violences émanant des nervis de l'ancien pouvoir. En effet, une partie de l'ancienne classe politique tunisienne et l'appareil de sécurité mis en place par Ben Ali résistent au changement. Le regain de violence survenu ces derniers jours rappelle que malgré le départ du dictateur le 14 janvier, ses fidèles ne désarment pas. L'après-Ben Ali est ainsi marqué par des accrochages entre police, proches du pouvoir déchu et population. Et la convocation des réservistes de l'armée est venue rappeler la fragilité de la situation et les difficultés d'une armée dont les effectifs sont trop peu nombreux - 35 000 hommes - pour assumer l'ordre dans tout le pays. Avec un grand coup de balai dans la police et le remplacement des gouverneurs des 24 provinces du pays (dont dix avaient déjà fui leurs postes), le gouvernement de transition avait pourtant parié sur une amélioration de la sécurité lui permettant même d'annoncer un allègement du couvre-feu. Cela a contribué de facto à mettre (provisoirement) le feu aux poudres. Car manifestants et partis d'opposition réclament un nettoyage en profondeur de toutes les administrations et contestent, notamment à Sfax, Gafsa et Nabeul, les nominations de ces gouverneurs issus en majorité des rangs du RCD, l'ex parti Etat. A Kef et Kebili, de violents affrontements ont ainsi opposé policiers et manifestants, faisant cinq morts et vingt deux blessés : les contestataires exigeaient le départ du chef de la police locale de Kef accusé d'abus de pouvoir et celui du nouveau gouverneur de Kebili. Dans ces deux villes, l'armée a dû être déployée après que des «bandes de jeunes» aient attaqué le commissariat et incendié des véhicules de police. Ces bandes sèment un peu partout la terreur depuis la fuite de Ben Ali et profitent du vide sécuritaire dénoncé par les habitants et aggravé par la grève des policiers qui a toutefois pris fin après la promesse du gouvernement d'augmenter leurs salaires. A Kasserine, ce sont les commerçants qui ont été terrorisés par «des jeunes armée de couteaux ou de hâches qui hurlaient », incendiant des bâtiments publics et pillant la bibliothèque dans une ville désertée par ses habitants. «Ces jeunes organisés en bandes mobiles sont des mercenaires payés par les grosses têtes des sections régionales du RCD . Ils répandent le chaos pour que le RCD soit perçu comme le seul parti capable de maintenir l'ordre», estiment les militants des Droits de l'Homme. Interviewé par la chaîne tunisienne Hannibal TV, le ministre de l'Intérieur Farhat Rajhi a de son côté révélé que le 31 janvier, les locaux dans lesquels il se trouvait avec le général Rachid Ammar, le chef d'état major de l'armée, ont été brutalement investis par des milliers de policiers excités réclamant des augmentations de salaires. Pour le ministre, ce « complot contre l'Etat et le gouvernement transitoire » est survenu après l'annonce de sa décision de juger tous les auteurs de pillages. « Beaucoup de responsables des forces de sécurité roulent encore pour l'ancien système, a affirmé le ministre. Si certains déstabilisent le pays en espérant encore que cela fasse revenir Ben Ali, d'autres, coupables d'exactions en tout genre, ont conscience que de nombreuses archives sont empilées dans les administrations et les commissariats. Quand on a torturé quelqu'un, on n'a pas forcément envie que cela devienne public. » Un grand balayage va de toute évidence commencer. A la suite de ces incidents, le Directeur général de la sûreté, qui n'avait fait procéder à aucune arrestation, a été limogé avec 42 hauts responsables de la police. L'ex-ministre de l'Intérieur, Rafik Haj Kacem, déjà en résidence surveillée, a de son côté été placé en garde à vue. Le chef de la police de Kef qui a fait tirer sur la foule, a été limogé. Ce n'est sans doute que le début des mutations et limogeages qui succèdent toujours aux révolutions. L'appel à la réconciliation nationale lancé par Farhat Rajhi semble en tout cas prématuré dans la mesure où les responsables d'exactions sont recherchés par leurs victimes et où on réclame partout avec la même détermination, le départ des anciens. Y compris dans les mosquées où les imams RCD laissent la place à de nouveaux imams venus de la base - et auto-proclamés - ou des rangs du parti islamique Ennahda! La situation est complexe : d'un côté, quelques deux mille miliciens pratiquent une politique de la terre brûlée, incendient, vandalisent et provoquent pour tenter d'instaurer un chaos qui leur serait propice. Ce sont eux par exemple qui s'en sont pris à la marche des femmes du 25 janvier. Ils sont « aidés » par 11 000 détenus de droits communs, évadés des prisons qui eux aussi pillent et volent, aggravant encore la tension. A Kef, ces bandes ont tenté de faire évader les détenus en attaquant la prison mais ils en ont été empêchés par l'armée. Face à cela, la majorité de la population a conscience qu'un basculement dans la violence ferait sombrer une révolution jusque là si bien maîtrisée dans des convulsions difficiles à contrôler. Dans cette période où les Tunisiens tentent progressivement de reconquérir leur pays, et où la contestation atteint tous les centres d'autorité, spécialement dans les régions jusqu'alors marginalisés et où les haines sont tenaces, il s'agit donc avant tout d'éviter tout retour en arrière, toute tentative de l'ancien système de se reconstituer pour perdurer... Jusque là, et même s'il ne faut pas se dissimuler les difficultés actuelles, les provocations ont plutôt servi la révolution puisqu'après l'effondrement du système Ben Ali est venue l'heure de l'effondrement du système RCD. L'ex parti Etat est désormais suspendu, ultime étape avant sa dissolution définitive, et ses biens mis sous séquestre au profit de l'Etat. Ses réunions sont interdites et tous ses locaux officiellement fermés (la majorité l'étaient déjà de fait). Mieux encore : la dissolution du Parlement dominé par le RCD est désormais à l'ordre du jour. En attendant, le président par intérim Foued Mebazaa va gérer la transition par décrets-loi pour contourner ce Parlement avant les élections législatives et présidentielles prévues dans six mois mais dont on ignore la date précise. Une chose est sûre : le temps presse aussi dans le domaine économique. Tunis a évalué à 5 milliards de dinars (2,58 milliards d'euros) les pertes durant la révolution qui a mis à bas le régime Ben Ali…