Après les attentats de Paris et de Bruxelles, les enquêteurs ont très vite et très nettement progressé dans le démantèlement des cellules. Les mêmes noms reviennent dans l'organigramme de la nébuleuse Abdeslam. Les mêmes noms de lieux aussi : Molenbeek, Schaerbeek, Forest, la Seine-St Denis, Rotterdam, Cologne et la Ruhr. Dans les parcours des terroristes, la délinquance a souvent précédé le «djihad». Un phénomène qui s'explique en grande partie par un terreau local favorable. A Paris, comme à Bruxelles ou Rotterdam, la petite puis la grande criminalité ont aujourd'hui rencontré les prédicateurs d'un terrorisme international qui se développe. Les instigateurs des récents attentats bénéficient de fait d'arrières-bases solides, de véritables fiefs pour un islamisme de plus en plus radical. Reportages à Bruxelles et Paris. Des rues, des quartiers entiers, où délinquants ou terroristes se sentent «chez eux» Ce n'est pas aujourd'hui qu'on découvre qu'un certain nombre de délinquants de droit commun basculent dans le terrorisme. C'est un phénomène que la France connaît depuis 1995. «Nous nous sommes retrouvés à cette époque devant une vague d'attentats commandités non pas depuis la Syrie ou la Libye mais depuis l'Algérie qui était à l'époque dans le chaos le plus total», explique Jean Montana, expert français en lutte contre le terrorisme. «En 1995 apparaissent sur le territoire français des personnalités de délinquants de type Khaled Kelkal. Ce dernier a grandi dans les cités, petit délinquant mais pas gros voyou. Puis un jour, il se retrouve en première ligne dans une vague d'attentats en France qui fait énormément de morts. Il a été interpellé et tué dans les monts du lyonnais. Il n'allait pas à la mort. Il essayait de faire le plus de morts possible, en faisant dérailler des trains, exploser des bonbonnes de gaz. Mais, ce n'était pas encore une démarche complètement mortifère». A l'époque, il était connecté avec le groupe islamiste armé (GIA), il y avait un lien direct entre lui et l'Algérie puisqu' il en était originaire. Ses motivations pouvaient être considérées comme politiques. «Avec l'EI, c'est différent, nous sommes plus face à une organisation criminelle et mafieuse qui trouve un terreau déjà favorable chez les petits délinquants de banlieues comme en Seine St Denis.» Ce qui étonne les enquêteurs qui travaillent à St Denis c'est le profil psychologique des «djihadistes» : «Au départ les voyous sont des gens hyper-matérialistes qui visent une jouissance sans limite, qui recherchent l'enrichissement. Ils ont des billets de banque dans les yeux. Là, ils abandonnent ce côté matérialiste et se mettent très rapidement au service d'une cause obscure qui n'est pas la leur.» Mais, délinquants et djihadistes grandissent sur le même territoire, utilisent les mêmes matériaux : Kalachnikovs, téléphones et voitures volées, habitude d'une relative clandestinité. La bascule d'un univers à l'autre est facile car la limite est ténue. Les radicalisés ne sont cependant pas tous issus de la délinquance… Yannis Karrach est aumônier musulman, il intervient dans les prisons d'Ile-de-France : «La moyenne de détention, c'est 5 à 7 mois. Il y a un turn-over important. Beaucoup de détenus n'ont aucune culture religieuse, mais pendant ce court laps de temps, le radicalisme s'imprime sur eux comme sur une page vierge. Il y a dans ces zones interlopes nombre de détenus qui s'affichent comme des directeurs de conscience autoproclamés et qui, de fait, remplacent les imams officiels pour des individus en mal de «spiritualité». Sortis de prison, ils continuent à avoir beaucoup d'influence sur leurs «proies». Ils symbolisent à la fois le caïd, le protecteur musclé et le guide spirituel». Plus largement, cet encadrement intégriste semble rencontrer l'aspiration «à se refaire» des délinquants. Un paysage mental fait de magouilles, de larcins, d'agressions et de transgressions diverses, le choc de la prison, une lente dérive vers un avenir sombre semblent rencontrer dans le radicalisme une forme de rédemption, éphémère, superficielle et rapide : «Au retour dans leurs quartiers, ceux qui sont passés par la case «prison» sont auréolés d'un prestige factice qui accentue leur emprise sur leur entourage. Le passage en prison est souvent très difficile pour eux mais, au final, ils arrivent à en retirer un bénéfice. Ensuite, leur univers est un rapport de force permanent. Contrairement à jadis où les Corses, les Basques, les braqueurs se retiraient dans leurs coins, les «barbus» arrivent à gérer et à fédérer ces rapports de force. Ils offrent une protection à ceux qui sont paumés, sans moyens, en rupture de famille. Les «barbus» se présentent en recours. Ça commence par des choses très simples, une aide légère. Ensuite, il y a la protection en prison, comme en dehors. Manger halal, prier, ne constituent en fait que des codes d'appartenance non pas à une religion mais à une bande.» conclut Yannis Karrach. REPORTAGE paru sur L'Observateur du Maroc et d'Afrique n° 349, du 08 au 14 avril 2016.